Comme pour Martin Potter l’an dernier, une accréditation presse sur le Margaret River Pro 2017 m’a permis de me retrouver aux côtés du champion du monde 1988 Barton Lynch, tous deux à surplomber le pic principal du haut des escaliers, sans mot dire. Pottz m’avait quelque peu expédié en 2016 et j’avais bien l’intention de ne pas commettre deux fois la même erreur. J’ai laissé durer ce blanc pendant une minute avant de lui jeter un regard de côté. Malgré, ou peut-être à cause de ses cheveux poivre et sel, il semblait en excellente condition physique. Dans sa main gauche, un micro sans-fil qu’il tendrait d’ici peu au visage dégoulinant de John John Florence, tandis qu’une oreillette était reliée à la batterie dans la poche arrière de son pantalon. C’est à cet instant que je choisis de me lancer, pour me faire voler la priorité par une voix dans le creux de son oreille au même moment. Et voilà, j’avais manqué mon créneau. Deux mois plus tard, j’eus droit à une seconde chance, par téléphone. J’avais enfin trouvé quelque chose à lui dire. —Anthony Pancia
Anthony Pancia: Tu es au premier plan pour observer le surf de compétition aujourd’hui ? Est-ce le surf pro ressemble à ce que tu avais imaginé ?
Barton Lynch:Je suis agréablement surpris car c’est devenu ce dont nous rêvions autrefois. Je me souviens d’un Rabbit Bartholomew ayant l’idée d’un circuit mondial, de cette vision qu’un jour le surf professionnel devienne une réalité, que les surfeurs n’aient plus à travailler mais puissent voyager, surfer les meilleures vagues au monde et être payés des millions de dollars. C’est le rêve que mes aînés dans le surf ont fait un jour et c’est aujourd’hui la réalité. Bien sûr, il reste encore des points qui peuvent être améliorés, et il en restera toujours. Mais c’est déjà un sacré spectacle, le niveau de performance est incroyable, tout comme les sommes que gagnent les surfeurs ou le respect qui leur est témoigné. C’est ce dont nous avions toujours rêvé. Sacrée réussite.
AP: Malgré l’ampleur que le surf professionnel a pris, crois-tu qu’il touche vraiment le grand public ?
BL: Probablement pas, non. Car au final, il s’agit de prendre toute une culture, en l’occurrence le surf, avec toutes ses composantes – la musique, la mode, etc. –, et d’essayer de vendre cela comme un sport différent de tous les autres sports classiques qui existent depuis des centaines d’années. Je crois que cela revient à choisir l’argument commercial le plus faible.
AP: Et quid des compétiteurs sur le circuit aujourd’hui ? Vois-tu des similitudes avec ta génération ?
BL: J’y vois des personnalités qui me font penser à moi à l’époque. Être surfeur pro est une histoire de développement personnel. Pas de surf. Le premier adversaire, c’est soi-même, à savoir être en mesure de pouvoir délivrer sa meilleure performance le jour J. On parle de quelque chose de très personnel, très profond, et très difficile à atteindre. Impossible d’être bon à ce petit jeu sans en savoir davantage sur soi-même. Le circuit pro est à bien des égards un parcours de développement personnel.
AP: Quelle que soit l’évolution du surf professionnel, remporter le même jour un titre mondial et décrocher la victoire de l’épreuve à Pipeline doit bien rester le summum que l’on puisse espérer [Lynch remporta le Billabong Pro à Pipe et Robbie Page le Pipe Masters cette année-là]. Tu l’as fait en 1988, mais si jamais tu n’avais pas gagné, ta vie en aurait-elle été changée ?
BL: Je crois qu’on peut dire sans hésiter que la victoire a facilité ma vie tout entière depuis.
AP: Et si tu avais perdu ?
BL: Je ne sais pas. Cela aurait été plus dur, c’est certain. Mais regarde, c’était mon rêve et je ne suis pas du genre à lâcher si facilement. Encore aujourd’hui, j’aime faire les choses bien, tu sais. Tout ce que j’entreprends, je veux le faire du mieux que je peux, même quand je beurre un toast: je m’assure que le beurre est bien étalé dans les coins, bien réparti en une couche régulière. Alors oui, décrocher ce titre mondial et réaliser mon rêve d’enfance a fait que, depuis, ma vie est bien plus agréable.
AP: Quels souvenirs as-tu de cette journée ?
BL: J’ai beaucoup appris ce jour-là. L’année précédente [1987] aurait dû être mon année. J’avais de super résultats, avant de me laisser manger par la pression en tant que numéro un du classement, et j’ai dégringolé. La fin de saison fut très forte en émotions également, car la dernière épreuve avait lieu à Manly, chez moi, et j’étais convaincu qu’il s’agissait de mon destin, de gagner sur mon spot, devant ma famille et mes amis. Mais je n’avais pas les ressorts pour gérer la pression. Et l’année qui suivit, je n’avais plus la tête à un titre mondial, je me lamentais toujours sur mon sort, sur cette victoire si proche de l’année précédente. Cela m’a appris que le destin avait d’autres plans pour moi. Pour rien au monde, je n’échangerais ce titre mondial à Pipeline pour Manly.
Mais pour revenir un peu en arrière, je me souviens avoir eu un coup de fil de Keone Downing avant les étapes hawaïennes, lors duquel il me dit: “On souhaiterait te faire des planches pour les épreuves à Hawaï. Ça te dirait ?” Je lui ai répondu: “Tu parles, un peu oui !” Et j’ai reçu une 6’10’’, une 7’6’’ et une 8’ que George Downing avait shapées. Trois planches magiques. J’ai surfé la 7’6’’ le jour des finales, mais elle avait des edges très durs qui faisaient que les rails collaient un peu ce matin-là. Je m’en souviens comme si c’était hier: nous étions dans la cour de l’école primaire à Sunset Beach avec George. Je l’ai regardé cracher sur le rail de cette planche et retravailler l’edge au papier de verre, et je me suis dit: “Voilà un des plus grands noms de l’histoire du surf… et il est en train de filer un coup de main à ce gamin venu d’Australie.”
AP: Ce fut une journée forte en émotions alors que le titre devait être adjugé entre Damien Hardman, Tom Carroll et toi.
BL: Quand tu as passé autant de temps que moi dans le monde du surf, tu finis par croire que l’existence suit parfois un scénario, un scénario dont c’est à toi d’écrire ton rôle en tant que surfeur professionnel. Si tu ne fais pas partie du scénario, et qu’on ne pense pas à toi pour le rôle, les chances de l’emporter sont sans aucun doute plus faibles. Quand j’étais môme, Rabbit Bartholomew m’avait dit un jour qu’il y avait toujours un scénario dans la vie et qu’il fallait écrire son propre rôle. Ce jour-là, le scénario était que Tom Carroll devait décrocher le titre. Le seul moyen que cela n’arrive pas était que Tom Carroll fasse quelque chose qui ne laissait aucune place à la subjectivité. [Carroll hérita d’une interférence et perdit sa série face à Todd Holland] C’était dans le règlement, en noir sur blanc. D’un coup d’un seul, le scénario volait en éclat, une page blanche était à écrire et c’était la chance à saisir me concernant. J’ai réussi haut la main et eu mon jour de gloire.
AP: Dans quel état d’esprit étais-tu au moment de quitter le circuit pro ?
BL: J’étais satisfait de ma carrière et j’ai pu quitter le Tour en ayant envie de le faire. Mais je n’étais pas très optimiste vis à vis du surf professionnel. J’avais passé dix années au comité de direction de l’ASP et ce fut une expérience plutôt stressante.
AP: Tu as souvent été dépeint comme un agitateur lorsqu’il s’agissait de débattre de la manière de gérer le surf. Es-tu parvenu à tes fins ?
BL: D’une certaine façon, je crois que j’ai échoué sur certains sujets. Le démarrage du Dream Tour a été une sorte de coup d’État dont je me suis fait le porte-parole. Au départ, il s’agissait de construire les bases d’un sport, et pour ce faire, il était nécessaire d’avoir des épreuves en ville, avec des gradins, des milliers de spectateurs, venus voir ces sportifs se mesurer entre eux. Puis il fallait vendre ce sport, de façon à ce que nous gagnions de l’argent sans avoir à travailler à côté. Au début, j’ai trouvé l’idée géniale ; on l’a tous trouvée géniale. Mais à un certain stade, la réputation de ces meilleurs surfeurs au monde a été remise en question car le modèle du free-surfeur sponsorisé a pris de l’essor. Ces free-surfeurs se rendaient sur les plus belles vagues et étaient mis en valeur de la meilleure façon possible, tandis que les meilleurs surfeurs au monde se retrouvaient sur les plus vilaines vagues au monde. Un certain cynisme s’est alors instauré, questionnant l’idée même qu’il s’agissait des meilleurs surfeurs au monde. Cette vision du sport avec des spectateurs sur des gradins avait atteint ses limites et l’ère du multimédia s’ouvrait: il n’y avait plus besoin de gens sur la plage. Il suffisait de diffuser l’événement et de le rendre accessible au monde entier sans pour autant que ces spectateurs soient là en personne. Les choses ne bougeaient pas assez vite et c’est alors que nous avons eu l’idée de ce coup de force. Lors d’une réunion de l’ASP, nous avons viré le président ainsi que le directeur exécutif pour mettre en place des administrateurs plus à l’écoute des surfeurs, des personnes qui comprenaient notre point de vue, et ce furent les débuts du concept de Dream Tour.
AP: Une sorte de Nuit des Longs Couteaux en somme.
BL: Ouaip. Je considère que ce fut une grande victoire. Mais ensuite, après avoir mis en place une direction plus en faveur des surfeurs, les marques de surfwear ont eu le sentiment que les fous avaient pris le contrôle de l’asile et elles ont vu le pouvoir que nous détenions. L’inquiétude les a gagnées et elles ont pris le contrôle de l’ASP. Et ce sont elles qui ont mené la barque jusqu’à l’arrivée de la WSL. Dans un sens, j’ai pris cela comme un échec personnel. Et j’ai rendu les armes car c’était devenu tout simplement trop dur pour nous de garder la main et d’avoir le dernier mot face aux marques.
AP: Tu sembles très occupé de nos jours.
BL: Ce sont beaucoup de déplacements, sûrement cette année encore, et depuis les… je ne sais pas… dix dernières années ? Peut-être même 40 [rires]. Nous avons revendu notre maison à Sydney il y a peu. Nous avons une maison à Hawaï, où nous passons trois à quatre mois par an, en hiver. Cette année par exemple, je suis resté à Hawaï en janvier, février et une partie de mars, avant de finir le mois sur la Gold Coast. En avril, nous sommes allés à Margaret River, puis à Bells. Ensuite nous avons passé trois semaines aux Maldives en mai et enfin quelques jours à Sydney. Puis Fidji durant trois semaines, avant de revenir quelques jours sur Sydney. Et nous voilà à Wanaka, en Nouvelle-Zélande, pour deux mois à faire du snowboard. Il faut être passionné par ce que l’on fait. Vraiment. Il le faut pour pouvoir perdurer. Sinon, l’envie disparaît.
AP: Midget Farrelly nous a quittés cette année. Tu es l’auteur d’un splendide hommage à son sujet. Que représentait-il pour toi ?
BL: Ils sont beaucoup à nous avoir quittés, mais son décès m’a vraiment affecté. Quand j’essaye de penser à ma famille au sens large, aux amis et aînés qui en font partie, Midget sortait du lot. Il n’était pas évident à saisir dans le sens où il était quelqu’un de très sûr de lui, avec des opinions très tranchées, même s’il n’en partageait qu’une petite partie. Durant les cinq à dix dernières années, nous nous sommes souvent vus, et il s’était ouvert à moi. Il me respectait semble-t-il et me racontait ses histoires, me faisait partager son savoir. Je me souviens de pas mal de sessions où il n’y avait que Midget, ma fille, et moi à l’eau ; il se livrait alors à moi comme à un ami et cela signifiait beaucoup pour moi, car je savais qu’il ne le faisait pas avec n’importe qui. Avoir eu la chance de connaître cet aspect de sa personnalité et de recevoir son enseignement, je considère cela comme un grand cadeau de sa part. Il m’arrive encore de prendre la voiture par chez nous et de ne pas arriver à croire que je ne le croiserai pas. À chaque fois que je vois un van blanc, ma tête tourne automatiquement, pensant que c’est lui. Puis, je réalise que je ne le reverrai plus.
AP: Que nous réserve Barton Lynch à l’avenir ?
BL: Je veux juste surfer autant de vagues que possible avant de m’en aller. J’ai un SMS sur mon téléphone qui date de la veille du départ de Midget [long blanc]. Il disait: “B.L. Il faut que tu me mettes en contact avec Bob Hurley car j’ai réservé une semaine à Tavarua et Bob a bloqué la semaine qui suit. J’ai besoin de deux semaines là-bas pour arriver à faire ce que je veux en surf.” Il pensait avoir surfé trop de planches différentes et pas assez de vagues parfaites. [long blanc, avant de se mettre à pleurer] Sur son lit d’hôpital, il m’avait dit qu’il lui restait encore un dernier late take-off à faire. Je lui avais répondu: “Mate, il t’en reste encore plein à faire, à commencer par celui-là.” Malheureusement, ce ne fut pas le cas.
Traduction David Bianic
Paru dans Surfer’s Journal 126