Un peu comme des fruits de saison, les déchets viennent chaque printemps se décimer plus fortement sur l’étal des plages et des spots de la côte basco-landaise. Vent de mer, cours d’eau en crue, jeux des courants, cul de sac du Golfe de Gascogne… la régularité du phénomène s’explique. Cette année 2018, les sessions d’avril, mai, juin ont été particulièrement encombrées dans le sud-ouest. La présence des déchets en mer ne date pas d’aujourd’hui. Surfrider Foundation Europe dès sa création en 1990 en a fait son cheval de bataille au point même que ce déchet plastique flottant est devenu comme le «gène» de l’association dans son combat environnemental, depuis près de trente ans.
Si la production industrielle de plastique ne cesse d’augmenter pour répondre à notre consommation d’humains modernes (plus de 300 millions de tonnes, par an), si le déversement de plastique dans les mers ne cesse lui aussi d’augmenter (plus de 10 millions de tonnes par an, avec des perspectives alarmistes de 80 millions de tonnes en 2025), la prise de conscience de cette présence désormais endémique de l’élément plastique dans les océans devient peu à peu aussi prégnante dans les esprits d’aujourd’hui, et pas seulement éclairés, que l’est le réchauffement climatique pour cause de Co2. De là à l’admettre comme un enjeu majeur, de là à agir en conséquence, c’est une autre affaire.
C’est sans doute un des bienfaits de la pollution et de la dégradation environnementale actuelles qui, ne cessant d’augmenter, ne peuvent devenir à terme qu’une évidence partagée, quelle que soit la conviction ou pas, individuelle, collective, qu’on en a après. Pour ce qui est du plastique en mer, les combats associatifs, les travaux scientifiques, les reportages médiatiques… ne cessent à leur tour d’augmenter. La présence des gyres de déchets dans les océans, la «cellularisation» du plastique à l’échelle du plancton… résonnent désormais dans notre paradigme kaléidoscopique quotidien, qu’on soit au bord de mer, en ville ou dans les champs, au même titre que l’asphyxie de l’air citadin ou que celle des nappes phréatiques en pays de labour. Tous reliés, merci la pollution. Frères d’âmes, frères d’armes…
Dans cet écheveau de malheurs environnementaux qui certes n’accable pas tout le monde à la même échelle, déjà parce qu’il y a d’autres malheurs et aussi des petits bonheurs, mérite à Surfrider Foundation Europe d’avoir apporté sa pierre à l’édifice de la prise de conscience. Sans faire ici l’exégèse des actions de l’association sur ses décennies d’existence, sa pression pour que les déchets en mer soient reconnus civiquement (éducation) politiquement (manifestation, lois) industriellement (partenariats) a permis d’étayer des réflexions et des mesures visant à contrecarrer un peu une entropie plastique à faire pâlir plus d’un spécialiste en pétrochimie enchanteresse. Des régulières Initiatives Océanes (nettoyages de plage) au lobbying pour l’interdiction des poches plastiques et autres, en passant le poil à gratter océanique dans les coulisses des Cop21 et plus, la parole des petits surfeurs (avec d’autres) porte ses fruits ou à défaut sa semence… (Une fierté d’action qui vaut bien une adhésion active !)
Reste que quand on est à l’eau, comme récemment dans le sud-ouest, on est toujours dans la merde, on surfe dans les déchets. «C’est dégueulasse ! Pourquoi la mairie ne nettoie pas les plages ? Qu’est-ce qu’ils foutent à Surfrider ?» Dit ou pas dit, pensé ou pas pensé, en tous les cas, même si les vagues sont bonnes, c’est un peu le dépit dans les esprits. Finis les dauphins, les tortues… les bouteilles, poches plastiques, cageots et filets de pêche émiettés… deviennent nos compagnons de session partout dans le monde (allez sur les plages aux Maldives, sans parler de Bali !)… Au rythme où vont les choses, ce n’est pas demain matin que la situation va changer, même si par rapport au passé, les rejets des eaux usées sont plus nets et le goudron au pied a disparu… (tant qu’un Erika ou un Prestige ne coule pas !)
Ainsi, outre d’imaginer la prochaine start-up enfantée par Gafa et consœurs qui sortira, comme pour les piscines privées, le robot aspirateur intelligent pour faire le ménage sur le spot pendant qu’on se la coule douce (notre bonheur dixit la Silicon Valley), la question de ramasser chacun ou pas fait débat chez certains surfeurs. «Ça sert à rien, c’est inutile, c’est pour se donner bonne conscience…» «Mais non, les petits gestes font les grands pas. Tu montres l’exemple…» Débat sans fin, comme les déchets…
Alors peut-être s’agit-il de sortir l’écologie (notre rapport à l’environnement) du clivage dans laquelle on la cantonne, que ce soit pour en exploiter ou en protéger la ressource. Les Lumières de la raison moderne qui nous ont permis d’agir en propre et de nous extraire scientifiquement peu à peu de l’aveuglement des récits (religieux, idéologiques…) englobants, même si elles ont donné du confort à notre habitat et de la liberté à notre égo, elles n’en ont pas moins fissuré, rompu notre rapport à la nature, par une distinction devenue principalement productive et consommatrice, et en ce sens purement quantitative et capitalistique (même si s’immiscent encore du sens, du plaisir, des sensations dans ce qu’on fait). D’où un combat écologique qui ne raisonne qu’en «produire moins pour consommer et détruire moins et inversement». Combat salutaire sans nul doute pour une ressource en péril (dont on peut présager la disparition par nos simulations, mais dont on ne sait rien de la réapparition par ses créations…), mais qui ne change rien à notre différentiation humaine et rationnelle par rapport à ce qui nous entoure et nous englobe, et qui fait toujours notre raisonnement. Bien pour cela qu’on débat entre surfeurs de l’intérêt ou pas de ramasser chacun des déchets, avant ou après notre session.
Mais le débat est obsolète. La question ne devrait plus se poser et même elle ne se pose plus si on prend à la lettre notre environnement qui nous renvoie tout simplement à la gueule notre inconsidération. Il n’y a que nous, les modernes, pour avoir été à ce point présomptueux pour concevoir la nature à notre merci, quels que soient les réels bienfaits qu’on ait pu en tirer dans notre courte marche du progrès industriel. Et en si peu de temps tant de ravages ! Ce qui du coup nous fait croire (et stresser) quotidiennement en une fin de la nature, en une fin du monde, déchets sans fin l’appui ! L’alarmisme écologique fait foi, et a la prétention de nous faire changer par le choc thermique de la catastrophe annoncée… De plus en plus vain et non avenu, (déjà vis à vis de nos enfants, élevés du coup avec le pire devant eux, une ineptie).
Alors, sans nier l’urgence réelle de la situation, peut-être s’agit-il d’inverser les termes. L’action reste la même, visant à produire moins/mieux, à consommer moins/mieux, mais surtout à réinstaurer un rapport, une relation où «c’est la nature, notre environnement qui décident de nous» (et non nous d’eux, et les défendre reste en ce sens même présomptueux), quand bien même nous les transformons, comme eux-mêmes de toute façon se sont toujours transformés. (Le flash actuel de notre anthropocène n’est qu’une vue de l’esprit, comme si on serait cru à part et que soudainement, humains, on considérait nos conséquences.)
Une fois dit cela, reste la problématique complexe de la configuration à donner à cette relation que notre environnement peut nouer avec nous, vu l’état de notre raisonnement moderne et dont, pour grand nombre d’entre nous, l’efficacité est définitivement probante. Déjà premier principe, ce n’est pas moi qui prend, mais la nature aussi d’abord qui donne, qui permet… histoire de rééquilibrer l’échange. Mais surtout, dans l’évaluation de l’échange, dans la perception de la relation, sortir du seul quantitatif et ne pas avoir peur de l’affectif, du symbolique et de l’affirmer… quel que soit l’aspect mineur, irrationnel qu’on donne à ce genre de considérations, sans tomber dans le spirituel, mysticisme ou autre ésotérisme. Sentir, aimer, c’est plus que du plaisir, c’est un rapprochement, c’est le fil d’une continuité relationnelle et c’est moderne.
Sur des millénaires l’humanité, en multiples communautés dans le monde, s’est établie sans rupture symbolique avec son environnement (végétal, animal, terrestre, océanique, céleste…), tissant ainsi une continuité relationnelle lui permettant une pérennité incroyable de (sur)vie malgré une précarité de moyens. Ethnologues, anthropologues n’ont de cesse de le faire valoir. Au nom de quoi notre raison moderne, face à la dite urgence de l’enjeu environnemental actuel, ne pourrait-elle pas s’éveiller à ce type de perception, d’échange, sans évidemment revenir à l’âge tribal, et continuer le progrès. Mais cela veut dire valoriser l’importance d’une intimité impalpable, individuelle et collective, dans ce tissage que notre environnement toujours propose. Cela veut dire jouer la carte d’un certain enchantement à émettre, à figurer (plutôt que se soumettre à la vindicte d’une désespérance), au nom d’un environnement dont on est de toute façon à la merci, même si c’est désormais par nous mêmes et par ce qu’on produit.
Donc fi de devoir ou pas ramasser, fi si ça compte ou pas, fi si je me déculpabilise ou pas… Seul importe dans ce geste finalement est que je considère ce que cette mer me donne, en l’occurrence des vagues, du plaisir, de l’énergie, de la saveur, de l’éveil… (donc de la considération), et qu’en ramassant je la considère à mon tour, je la remercie (déjà une politesse, puis un sourire) et que je lui enlève une épine du pied, si petite soit-elle ! Et je peux me souvenir le bien que cela fait, quand d’antan, au changement de marées disait-on, il était plus facile d’enlever les épines d’oursins du pied qui résultaient d’un surf sans leash et d’une planche dans les rochers. Depuis les oursins ont disparu, j’ai un leash en plastique et c’est à mon tour de ramasser les déchets à la marée. Evolution. Inversion d’un juste échange. La vie quoi, dont la puissance symbolique de transformation est sans commune mesure avec ce que les modernes peuvent en évaluer rationnellement… Merci à elle. Je ramasse donc… A suivre.
-Gibus de Soultrait
Paru dans Surfer’s Journal 127