Photo Greg Ménager

Le surf et les surfeurs comme objet d’études scientifiques ! Qui l’aurait cru ? Du moins parmi ceux d’antan qui enjambèrent, par monts et par vaux, un mode de vie happé par la vague. Et pourtant l’intérêt des sciences sociales pour le surf n’est pas nouveau. Depuis plus d’une vingtaine d’années, des sociologues, des anthropologues dans nombre d’universités dans le monde ont posé leurs outils conceptuels de décryptage et d’analyse d’une communauté humaine, sur le phénomène surf irriguant la société moderne à sa façon, tant par ses vagabonds rêveurs toujours en cavale sur des crêtes échevelées que par ses organisateurs et autres entrepreneurs au pragmatisme sportif et commercial. Des beachbums aux JO en passant par quelques milliards, c’est vrai que ça peut faire un marqueur de notre société.

En France, des ouvrages universitaires, collectifs ou individuels (Jean-Pierre Augustin, Alain Loret, Hervé Guibert, Anne-Sophie Sayeux, Taha Al Azzawi…) ont défriché le phénomène surf et glisse, par des thèses aussi détaillées que diversifiées, écrites souvent dans la littérature spécifique de leur discipline et s’appuyant sur des courants de pensées référents, mais non moins antagonistes parfois. Ainsi s’est constitué une base sérieuse de réflexion sur le surf, permettant un éclairage à la décision politique (régionale, municipale) et la poursuite d’autres travaux par de nouveaux universitaires ou jeunes thésards. Une richesse intellectuelle qui passe sans doute largement au-dessus de la tête du commun des surfeurs, mais qui vaut son pesant d’or dans l‘évolution de la construction des choses en société, surtout quand il s’agit très sérieusement de faire valoir l’importance de la « puissance d’enchantement » qu’est le surf, dans une société moderne quelque peu nécrosée dans son devenir, entre ses délires technologiques commerciaux et ses angoisses communautaires sécuritaires.

Ludovic Falaix est arrivé à la sociologie par le surf, entendez par là que cet enfant de Saint Jean de Luz et habitué de Lafiténia dans les années 1980, est passé par le parcours du véritable surfeur, trouvant sens à son existence par le choix de la vague. Un parcours qui le conduisit aussi à côtoyer Surfrider Foundation Europe et à mener une maîtrise sur la gouvernance environnementale. Aujourd’hui maître de conférence à l’Université Clermont Auvergne et membre de laboratoires de recherches français et européen, Ludovic Falaix est le directeur d’un livre collectif, au titre évocateur, Surf à contre courant, une odyssée scientifique. Un livre de belle facture, composé de contributions sociologiques riches et variées sur «le surf comme expression d’un rapport au monde», sur «les esthétismes du surf» et en dernière partie, «le surf dans l’espace public». Auteur lui-même de différents textes de ce livre, Ludovic Falaix défend un positionnement qualitatif de son travail sociologique autour du surf.

«La plupart des auteurs de ce livre sont des scientifiques, surfeurs comme moi-même, précise Falaix. L’“anamnèse” en sociologie, c’est partir de son expérience de l’objet d’étude, ici le surf, et mener dessus un travail de distanciation tout en l’entendant de l’intérieur. Il s’ensuit une sociologie dite qualitative, un courant de pensée établi dans la discipline, où c’est le terrain qui fait l’hypothèse, avec une approche du sensible qui recouvre une géographie de l’intime tout à fait parlante, même si elle reste une vérité partielle.» Aussi les travaux relatés dans ce livre s’écartent des habituelles études quantitatives, tout comme des grilles de stratification sociale qui font habituellement l’analyse sociologique d’un objet d’études. Cela non pas pour dénigrer une telle approche, mais pour faire valoir un tissage sociétal tout aussi effectif et influent, fait de quête de sens individuel comme de reconnaissance d’un groupe autour d’une activité commune valorisante.

Aussi l’axe de travail de Falaix et ses collègues se détournent du fait surfique étudié le plus souvent dans son expansion socio-économique faisant la marque d’une territorialité, dit autrement le surf comme secteur d’activités et enjeu de croissance. A contrepied le sociologue illustre un autre enjeu du surf, celui de son expression propre, au titre alors d’autres valeurs d’existence imprimant le territoire. Ainsi non pas tant ce qu’un territoire et la société tirent du surf suivant le moule habituel qui les constitue, ni ce que le surf en reproduit, mais ce que le surf infuse, influe au sein de ceux-ci par ce qu’il est intimement, ontologiquement pour ses acteurs, au-delà donc du repérage classique des codes d’existence, de consommation et de pratique.

Ce qu’est le surf pour un surfeur, ce n’est pas ici qu’on va vous le dire ! Mais que ce qu’il dégage et insuffle via ce qu’il est pour ses acteurs, soit observé, étudié comme un fait d’importance notoire dans une évolution sociétale actuelle, est sans aucun doute un regard sociologique original et une considération certaine des énergumènes que nous sommes.

«Le surf réinvente les mœurs et les coutumes balnéaires», écrit Falaix dans son introduction. «Les surfeurs modifient et transforment les représentations à l’égard des usages des espaces maritimes. Ils bouleversent les dimensions sportives, culturelles, politiques des organisations sociales spatiales.» Et il interroge: «La question de l’altérité établie dans le cadre des pratiques des surfeurs ne pourrait-elle pas être appréhendée à l’aune de la complexification des manières dont les individus habitent le monde afin d’y élaborer des conditions de vie sociales, politiques, culturelles, esthétiques, qu’ils considèrent comme épanouissantes ?» Et si effectivement le surf m’habite, m’épanouit par son expérience de la frustration et de la réjouissance, par celle de l’humilité et de l’engagement, par sa nécessité d’adaptation, d’acceptation, de contemplation comme d’action, par la persévérance qu’il implique et la chance qu’il occasionne… et, au final, par une expérience qui me rend un tantinet cool, ne suis-je pas à mon tour un habitant du monde habilité à transformer celui-ci bienheureusement ? Oui dit Falaix avec ce merveilleux intertitre de son introduction, «L’habitabilité des surfeurs comme réenchantement du monde». (Et pourtant qu’est-ce qu’on peut être con à l’eau parfois, mais heureusement une vague passe, fait le ménage et ça ne dure pas. C’est cela qu’on retient, qu’on apprend.)

Face à l’hypermodernité connectée, enjolivée de discours vendeurs, Falaix glisse le surf dans une «transmodernité» qui fait jour et où l’écologie vaut, elle, plus qu’un discours, n’étant pas plus à vendre qu’à acheter, mais tout simplement à vivre… par nécessité. Par la sensation corporelle qu’il procure, par l’écoute naturelle qu’il suscite et l’éveil existentiel, intellectuel, culturel qu’il permet, par l’enjeu écologique qu’il anime, le surf agit «comme une épiphanie des dynamiques sociales, comme un marqueur emblématique d’une société en transition.» He oui, les ami(e)s, si notre vie est de prendre des vagues, notre heure est désormais de changer le monde… !! Il y a 40-50 ans cela avait été l’allégresse et l’utopie de notre contre-culture. Il se pourrait bien que maintenant ce soit la richesse et la destination de notre «odyssée». Falaix et ses collègues scientifiques n’ont pas peur de nous le dire. Ils font du bien. Et si on les prenait au sérieux… ! Merci Ludovic…

Gibus de Soultrait

Texte paru dans Surfer’s Journal n°125

Surf à contre-courant, une odyssée scientifique, sous la direction de Ludovic Falaix, 380 pages, 

Editions Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine (www.msha.fr), 25 €

Avec les contributions de David Le Breton (préface), Ludovic Falaix, Jérôme Lafargue, Jérémy Lemarié, Florian Lebreton, Guillaume Mariani, Francis Distinguin, Jean Corneloup, Aurélien Descamps, Claire Grellier, Fatia Terfous, Marina Honta, Julien Weisbein, Jean-Christophe Lapouble, Jon Anderson (postface)