Un vif rayon de soleil emplit la villa de Canggu qui fait office de base arrière au réalisateur australien Kai Neville. C’est une belle matinée de mai à Bali, la mousson s’est évaporée depuis un moment et Kai déguste son café sur un divan moelleux marron crème. Sa mèche blonde méticuleusement en place sur le crâne, il apparaît tel qu’on le connaît. Kai s’est installé à Bali depuis que la Gold Coast en Australie est, selon lui, devenue «apathique» et sa scène artistique «inexistante». Et puis, Bali le rapproche de huit heures des grands aéroports européens, surtout de Paris, où il n’est pas rare de le croiser le long du Canal Saint-Martin, trimballant sa caméra 16mm Bolex avec une Gauloises Bleues au bec, accompagné de ses sempiternels compagnons de route, Craig Anderson et Dion Agius. Il faut apprendre à le découvrir pour comprendre que, derrière sa tignasse blonde et son blouson de cuir vintage, se cache un cinéaste vraiment intelligent et expérimenté, dont le mantra est «Recherche les critiques, pas les éloges». À tout juste 30 ans, Kai sort d’une tournée de présentation à travers le monde, de sa dernière réalisation, Cluster, prolongement et peut-être même terme d’une série de films tels que Dear Suburbia, Lost Atlas et Modern Collective. Alors que le public boit les images de Kai Neville, celui-ci lui manquera-t-il une fois parti vers d’autres cieux ? —Derek Rielly
Derek Comment décrirais-tu l’état actuel du film de surf ?
Kai J’ai le sentiment qu’il va prendre une nouvelle tournure d’une façon ou d’une autre. C’est nécessaire. Le marché est devenu saturé de vidéos du web depuis ces deux dernières années. Le nombre de films nuls qui ont été présentés me dépasse. Je crois que le public attend davantage qu’une dose express sur le net. Je veux croire qu’il existe une demande pour des projets plus ambitieux ou du moins pour quelque chose qui semble avoir demandé du temps et des efforts. Les cinéastes dans le surf doivent se remettre en question et se demander ce que représente leur travail, et ne pas se contenter de tout balancer pour seulement alimenter la machine en contenus.
Derek Ils sont nombreux parmi les réalisateurs à être pour ainsi dire prêts à s’amputer d’un bras pour mettre leur nom sur un de tes films. Quelles sont les visions qui t’intéressent ?
Kai J’aime les contrastes. J’aime ce mélange de choses brutes et d’autres plus travaillées. Par exemple, je viens de visionner un making-of d’un film de Terrence Malick, sur la façon dont il filme intégralement en lumière naturelle, presque tout le temps au coucher du soleil. Le résultat est tellement magnifique et spontané. Puis ensuite, je regardais un clip de Sonic Youth au Saturday Night Live, une reprise de I wanna be your dog, l’image était dégueu et brute. Et bien j’aime ces deux visions. S’il s’agit d’une scène sympa filmée avec une caméra pourrie, cela reste tout de même une scène sympa. Ce qui compte, c’est la matière que l’on essaye de capturer et ce que l’on veut faire passer comme message.
Derek Quelle est l’erreur la plus souvent rencontrée chez les cinéastes, même les plus expérimentés ?
Kai Le plus souvent, celle de s’écarter de leur idée départ, de la perdre. Les réalisateurs peuvent être influencés par un grand nombre de choses qui gravitent autour d’un projet, comme la marque ou d’autres personnes, mais si tu as une idée en tête, tu dois t’y tenir. Et ce n’est pas toujours facile. On veut satisfaire d’autres personnes, alors qu’il n’est pas possible de satisfaire tout le monde. Tu dois faire comme tu le sens. Tu n’as rien à perdre, du moins au niveau artistique, si tu restes fidèle à une idée.
Derek Toute forme de vie finit par s’éteindre. À quel moment sais-tu qu’un de tes films est achevé ?
Kai Le jour de la première. Tu peux passer ta vie à essayer de peaufiner un film.
Derek Et combien de temps avant la première de Cluster, as-tu fais «enregistrer» et «exporter» ?
Kai La veille. Les trois derniers jours, je dormais sur un canapé collé à mon ordi. Je bossais jusqu’à m’en faire exploser le cerveau, puis je m’écroulais et, au réveil, je retravaillais le film à nouveau. J’aime bien être sur le fil.
Derek J’ai écrit à propos de tes succès comme s’il s’agissait de grandes découvertes en biologie. Mais c’est de nos erreurs que l’on apprend. Qu’as-tu retenu des tiennes ?
Kai Et bien, ce que j’ai appris, c’est que je dois travailler sur des projets qui me plaisent. Parfois tu acceptes des tournages qui ont l’air super et dont le résultat est super, avec de gros budgets, et il faut les prendre pour payer tes factures, mais l’effet négatif est que cela peut affecter ton travail et te vider, physiquement et artistiquement.
Derek Et dans quelle direction artistique veux-tu aller ?
Kai Je suis depuis peu excité à l’idée de réaliser des travaux en dehors du surf, peut-être des clips musicaux, quelque chose avec une histoire, voire même un long format.
Derek Qu’est-ce qui t’en empêchait par le passé ?
Kai Ce qui m’arrêtait c’est que j’adorais trop faire des films de surf et bosser entre potes: picoler, filmer, monter. Quel autre job te permet de filmer ce que tu veux, de te bourrer la gueule avec tes potes et d’en faire un film ? Mais cela fait dix ans maintenant que je fais ça, dix ans pour arriver à ce résultat, et je crois que j’ai besoin de me remettre en question à nouveau. C’est sûr, je vais devoir recommencer à zéro, mais peut-être que dans dix ans, tout aura changé pour moi. Je veux me prouver quelque chose à moi-même à travers la réalisation. J’ai besoin d’être secoué. Il faut se jeter corps et âme pour trouver ce que l’on aime vraiment. Même si ça ne semble pas très cool, l’expérience peut nous apprendre quelque chose. Tu peux trouver ta voie, que ce soient des documentaires ou des pubs pour un pick-up Dodge. Je suis dans une phase de transition actuellement. Et il faut juste que je me mette au taf. F
Traduction David Bianic
(Paru dans Surfer’s Journal 113)