Découvrir l’exposition de Gilles Barbier World Wide Wave à la Villa Beatrix-Enea à Anglet, c’est se prendre en pleine figure une vague d’exotisme à la fois surréaliste, humoristique et cosmique. Des slaps, des requins, des vagues, des glisseurs élevés au rang d’un territoire insulaire imaginaire pourvu de flèches stridentes pour frapper notre monde ordinaire. L’artiste contemporain dans tout son rôle d’impertinent, d’impénitent, d’exigeant. L’acronyme WWW de World Wide Wave n’est pas sans rappeler celui du World Wide Web dont la modernité a fait désormais notre ficelage quotidien. Accro à l’onde du web déferlant sur nos écrans, on en oublierait ce qui fait la spécificité de celle océanique qui déferle sur nos côtes. Débarquant à Anglet, ville de surf, Barbier s’est dit que ce serait bien de nous désemmailloter du web et donc de nous rappeler à la vague. De nous ramener à sa vague dont l’univers insulaire parle vrai à tout surfeur.

Gilles Barbier, la cinquantaine, au pédigrée artistique plutôt illustre avec des expositions notoires qui commencent en 1995, est natif de l’île de Vanuatu dans le Pacifique. Il a grandi sur l’archipel mélanésien jusqu’à l’âge de 20 ans, se construisant son imaginaire à coups de culture indigène mixée de conventions blanches, le tout brassé par des rêves à la Jules Verne, comme celui d’imaginer rejoindre la France dans un tunnel traversant la terre. Il faut dire qu’entre la densité de la forêt terrestre et le bouillonnement animal des eaux océaniques, le jeune garçon n’avait que l’étroit littoral pour divaguer. Non surfeur, il débarqua à Marseille aux Beaux-Arts avec tout le matériau insulaire exotique d’un gars revenant d’un surf trip extatique. Sauf que du palmier, de la vague, de la tong, du requin, du dauphin, Barbier n’en a pas fait du prêt à porter sur papier glacé pour surfeur en rêves, mais bel et bien les éléments d’une œuvre dont les premières réalisations esthétiques, déconnantes et dégommantes datent du début des années 2000.

L’esprit de la glisse, 2006, technique mixte, 195X136X170 cm, collection Carré d’Art de Nîme, exposition World Wide Wave, 2017-2018, Beatrix-Enea, Anglet.

Richard Leydier, critique d’art et collaborateur de Surfer’s Journal (voir SJ 121), dit de cet homme tombé de son île, «Chez Barbier, la science apparaît toujours gangrenée par l’absurde et l’humour. Son œuvre est structurellement innervée par une forme de “rationalisme irrationnel” qui fonde sa double appartenance, on aurait envie de dire “sa double nationalité antipodique”: il a bien un pied en Europe parmi les sages alignements d’architectures, et l’autre à Vanuatu, dans les forêts impénétrables.»

Le propre d’un véritable créateur, comme le rappelle le philosophe Gilles Deleuze, c’est de répondre à «une nécessité, sinon il n’y a rien du tout.» En tant qu’artiste obligé de son monde, Barbier n’est cependant pas très loquace pour répondre aux questions qu’on lui pose. Mais quand, dans un texte de 2010, il raconte la nécessaire mythologie de son «monde en forme de Tong», son écriture vaut celle d’un Homère, transformant le requin des mers du sud en une origine du monde qu’un pauvre Ulysse à la Tong croquée et devenu unijambiste ne cesse de transformer, créateur résilient et aventureux qu’il est devenu… De quoi vraiment se convaincre à porter des Tong, véritable pierre philosophale selon Barbier pour s’accommoder, disons, des requins de la vie.

C’est alors qu’au vernissage une femme s’adresse à lui calmement, lui demandant s’il avait œuvré en pensant aux accidents récents de requins à l’île de La Réunion. Et Barbier de poliment de décliner tout rapprochement. Mais l’interlocutrice est à son tour, à la vue de l’exposition qu’elle dit avoir appréciée, mue par une véritable nécessité de parler. Barbier est happé dans une autre conversation. La femme s’adresse à nous et sa parole se déverse sans animosité mais en un flux glaçant, encore enveloppé que nous sommes des visions aquatiques comiques de Barbier. Mère d’un garçon de 27 ans, celui-ci a perdu la totalité de sa jambe, mordu par un requin à La Réunion…

L’art est toujours la conjonction de quelque chose. C’est ce qui le rend nécessaire… Comme pour nous rappeler que quelque part nous sommes tributaires. World Wide Wave, où comment un artiste nous ramène effectivement à la vie sauvage.

—Gibus de Soultrait

World Wide Wave, exposition
(gratuite) de Gilles Barbier jusqu’au 8 février 2018 à la Villa Beatrix-Enea, 2 rue Albert-le-Bariller, 64600 Anglet – Tel 05 59 58 35 60 – Catalogue de l’expo, 10 €.

Paru dans Surfer’s Journal 123