Il y a de multiples façons de voir le surf, sachant que la plus franche et la plus honnête, c’est d’en faire. Ce qui fait dire à plus d’un que le surf, c’est d’abord l’action et que le reste c’est de la littérature. Du blabla. La preuve par la vague, point barre, qu’elle soit notée ou non.
Pour autant, il n’y a pas plus bavard qu’un surfer qui parle de surf comme tout passionné et/ou aficionado d’une activité humaine, qu’il s’agisse de raconter sa session, son trip ou de commenter la performance de tel ou tel.
Si aujourd’hui le surf se définit plus généralement comme un sport, (et en annexe comme un mode de vie marqueté de voyage, de nature et de liberté), ses racines, on le sait, sont de constitution ancestrale polynésienne, tissées de liens de communauté, de pratiques instituées, de paradigmes tant ludiques que cosmologiques. Puis au fil de sa reprise moderne (20ème siècle), il s’est enveloppé de l’aventure individuelle chère à notre civilisation au point d’en être, à travers les décennies, une expression variée aussi vagabonde (comme l’est la houle) qu’artistique, stylistique, esthétique (comme l’est la vague, le déferlement). Et donc le surf, de pouvoir s’entendre comme une grande histoire, comme une culture, comme un art, comme un sport.
Du coup, fort de ce soubassement, et en toute modestie mais par plaisir de l’audace, on se propose ici de rapprocher le surf d’une notion, d’une expression (intraduisible et datant de la nuit des temps), le duende, tirée de cette Espagne andalouse, nourrie de flamenco et de tauromachie, que nous avons plus précisément découvert au fil d’un recherche sur le rythme (dont le surf s’habille à chaque session). En effet dans une allocution sur le rythme, le philosophe Jean Jacques Wunenberger en est arrivé à définir celui-ci, entre autres, par le duende, en s’appuyant notamment sur un texte du poète espagnol Frederico Garcia Lorca, Jeu et théorie du duende, datant de 1933.
Or, à la lecture de ce magnifique texte de Garcia Lorca, riche en exemples et en références, d’une écriture conceptuelle aussi claire que poétique, on ne peut se détourner de l’écho que le duende pourrait avoir dans le surf. Intraduisible, inexplicable, que seul un Espagnol, un aficionado peuvent comprendre et partager, le duende s’entend malgré tout à partir d’un acte de création corporelle au-delà de toute maîtrise, emportant l’acteur comme le spectateur dans le hors-temps d’un moment de virtuosité. « C’est un état fascinant, parce qu’il évoque à la fois l’inspiration et la compétence, l’improvisation et la maîtrise technique », nous dit Guillaume Dufau, ancien rédacteur en chef de Surf Session et aficionado des arènes de Bayonne et de Dax. « C’est une capacité à ralentir le temps, à le façonner. En tauromachie, plus la passe est lente, plus la communion entre l’homme et l’animal est longue, et les 30 000 spectateurs vivent ces quatre secondes hors du temps à l’unisson, (d’où le olé qui devient oléééééééééééééééé), et ne se souviennent que de ça. »
Dans le flamenco, cet art populaire andalou qui joue et déjoue tous les codes enclavés de la relation homme/femme sur le rythme incandescent d’un chant et d’une danse mêlés, le duende touche presque à la jouissance, à en lire la chercheuse universitaire Mercedes Gomez-Garcia Plata : « Le duende est un concept flamenco qui est observable, tout comme le plaisir, par l’intermédiaire de ses manifestations et des comportements qu’il provoque chez les participants d’une fête. L’apparition du duende a lieu lorsque la surexcitation émotionnelle et sensuelle déclenchée par la pratique intime du flamenco favorise une connivence totale entre le cantaor, ou les cantaores, et les membres de l’assistance. C’est ce degré paroxystique de l’échange de compétences et de savoirs communs qui favorise une fusion émotionnelle chez les participants et qui provoque une jouissance quasi orgasmique. Les flamencos pensent qu’il y a une cause surnaturelle à l’origine de cette jouissance —qui n’est pas due à la pratique de l’acte sexuel, mais qui produit des effets similaires—, c’est pourquoi ils la nomment duende. »
Ainsi donc le duende est un moment rare de sensation partagée entre un acteur « au sommet de son art », comme le précise Guillaume Dufau, et une audience dont la réceptivité touche autant à la connivence qu’à la compétence. Mais à partir de ce cadre esquissé du duende, le texte de Garcia Lorca, nous emmène plus loin, le poète philosophe veillant à faire du duende une notion spécifique par ce qu’il engage et dégage, mais aussi adaptable à tous les arts, même si la reconnaissance du duende parlent avant tout aux flamencos comme aux aficionados.
Dans son approche poétique de l’acte créatif, Garcia Lorca distingue le duende de la « muse » et de « l’ange ». « L’ange guide et soigne… L’ange éblouit, mais il vole au-dessus de la tête de l’homme, il est par-dessus, il déverse sa grâce et l’homme, sans aucun effort, réalise son œuvre, exerce sa sympathie ou exécute sa danse. » De même continue Garcia Lorca, « La muse dicte et, à certaines occasions, souffle. La muse éveille l’intelligence, elle apporte des paysages à colonnes et la saveur illusoire des lauriers, or l’intelligence est bien souvent l’ennemi de la poésie parce qu’elle limite trop, parce qu’elle élève le poète sur un trône aux arêtes aigues et lui fait oublier que tout à coup il peut être mangé par les fourmis (…) L’ange et la muse viennent du dehors; l’ange donne des lumières et la muse des formes (…) En revanche le duende, il faut le réveiller dans les dernières demeures du sang…»
A entendre le poète, on n’est pas béni (l’ange), ni touché (la muse) par le duende, mais bel et bien saisi par celui-ci au sens d’un corps tellement aux prises avec son action qu’il en dégage toute l’incandescente présence. « Le duende est dans ce que l’on peut et non dans ce que l’on fait, c’est une lutte et non une pensée (…) ce qui veut dire que ce n’est pas une question de faculté mais de véritable style vivant; c’est-à-dire de sang; de très vieille culture et, tout à la fois, de création en acte. »
Et donc nous voilà ici, en lisant Garcia Lorca, à vouloir substituer le surf au flamenco ou à la tauromachie pour y saisir le duende à notre goût, à notre compétence. Que le surf puisse s’accoler au duende, il n’y a pas de doute. Son « véritable style vivant », sa « très vieille culture » qui en font une lutte, une résistance, une existence de « création en acte », demeurent encore. Par ailleurs, l’impondérable unicité de la vague, sa beauté, sa puissance, sa violence, sa transparence concrétise le chant, l’animal singuliers dont le duende a recours pour son expression. (« Le duende ne répète jamais, pas plus que ne se répètent les formes de la mer dans la bourrasque », précise Garcia Lorca.) Puis à cela se greffe l’acuité technique et esthétique d’un corps, dans la conduite d’un acte créateur, cette glisse élastique à coup de tubes longilignes hors temps comme cet assaut meurtrier à coup de virages ou envols hors champs, enveloppant soudainement le surfer d’une mouvance océane qui lui fait sa chair.
Voyez Gerry Lopez et son single éclair étirer la ligne de son bottom-turn à Pipeline, dans un mouvement de détente insolente alors que la lèvre bestiale le rase. Voyez Tom Curren filer à Jeffreys Bay de bas en haut, les bras toujours ajustés et la planche divinement sur le rail, avec une lecture du déferlement le projetant comme à l’infini de toute vague. Plus en analogie à la tauromachie, rappelons-nous ce snap-back, toujours inédit, de Tom Carroll lors du Pipe Masters 1991, tel un toréro tellement sanglé sur ses appuis qu’il en arrache la peau de Pipeline en en frôlant le haut de la corne. Et le public avisé sur la plage, s’attendant à la sortie du bottom-turn à un énième stall pour un énième tube, de lâcher à l’unisson son ébahissement, pour ne pas dire sa transe, devant sa chance d’avoir vu, vécu cette passe océane impossible.
Mais à suivre Garcia Lorca, il n’y a de sonorité du duende que dans le déséquilibre latent de notes sombres. « Le duende ne vient pas s’il n’y a pas de possibilité de mort, s’il n’est pas sûr qu’elle va rôder autour de la maison (…) Par l’idée, par le son, ou des mimiques, le duende aime à être au bord du puits dans une lutte franche avec celui qui crée. L’ange et la muse s’échappent, avec un violon ou un compas, mais le duende vous blesse, et c’est dans la guérison de cette blessure qui ne se ferme jamais que se trouve ce qu’il y a d’insolite, d’inventé dans l’œuvre d’un homme. »
Alors nous revient en mémoire cette intense rivalité, si violente et majestueuse, entre Kelly Slater et Andy Irons au début des années 2000 et dont les soubresauts, en compétition comme en surf libre, générèrent ce que le surf vécut sans doute de plus éloquent en terme de duende. Revoyons Irons plonger frénétiquement dans Teahupoo comme nul autre et s’y rétablir par la magie d’un corps au sommet de ses performances et de son alerte vitale, cela devant tous ses pairs frémissant et hurlant. Souvenons-nous de Slater se poser backside dans le foamball de Cloudbreak et ainsi retrouver, dans ce sublime habitacle tubulaire, cette confiance le menant peu après sur ce même spot au score parfait de 20/20, synonyme alors de reconquête du titre mondial.
Mais si l’on suit le poète espagnol dans la véracité du duende, on dira que malgré tout Kelly Slater ne doit sa longue carrière qu’au fait d’avoir le plus souvent bien écouté « la muse », en se remettant chaque fois au diapason de la radicalité audacieuse des nouveaux surfers, à la différence d’un Irons, avalé dans l’inoubliable duende de son style félin luminescent, par la lutte aussi d’une blessure latente, irrémédiable.
« L’arrivée du duende implique toujours un changement radical sur toutes les formes, indique Garcia Lorca. Sur des terrains anciens, il donne des impressions de fraîcheur totalement inédite, et une qualité de création nouvelle, de miracle, qui parvient à produire un enthousiasme presque religieux. » Et désormais de nous demander quel est le surfer que le transposera, entre un John John Florence encore au stade de « l’ange » dans son innocente virtuosité, volatile et tubulaire, et un Gabriel Medina encore à celui de « la muse » dans sa mission enchantée de brandir son surf éclatant aux couleurs de sa nation. Mais le duende n’est pas qu’une affaire de renom, il surgit parfois de l’acteur imprévisible, du bas l’échelle, mais qui sur un instant jaillit à la volée d’une émotion collective. Et pour cela, l’arène de vagues comme Pipeline, Teahupoo, Cloudbreak, Maverick, La Gravière… toujours bordées d’aficionados, a de quoi satisfaire notre mission de relever le duende en surf.
Une mission qui vaut ce qu’elle vaut, donc à votre guise de la partager ou non avec nous ici. Mais somme toute, elle nous paraît plus palpitante que la fadeur dans laquelle les organisateurs/commentateurs actuels du surf pro plongent peu à peu l’art de surfer, avec leur WSL télévisuel et formaté. Le surf mérite plus d’aspérités, on le sait pour le vivre. Pourquoi ne pas le dire. Le duende est là pour nous ragaillardir… Merci à Frederico Garcia Lorca.
—Gibus de Soutrait
(Article paru dans le Surfer’s Journal 107)
Jeu et théorie du Duende, Frederico Garcia Lorca.
Texte d’une conférence à Buenos Aires en 1933.
En espagnol et en traduction française. 65 pages.
Editions Allia, 2013, 3,10 €