Il y a une puissance de la vague. Il y a une puissance des sculptures de Nathalie Pitel, elle-même forgée jusqu’à la fin de son adolescence par la puissance du paysage de la presqu’île de Crozon. Là où elle a surfé tout ce temps avant de partir faire les Beaux-Arts à Quimper et devenir, à 32 ans, sculptrice en pleine expression de son art.

«Pas d’acquis sans perte. Si inventer la substance, c’est indirectement inventer l’accident, plus l’invention est puissante, performante, et plus l’accident est dramatique.» La citation, reprise presque comme un mantra par l’artiste, est de Paul Virilio, urbaniste philosophe, penseur majeur du vingtième siècle par sa réflexion sur la vitesse et son rôle prescripteur dans le progrès moderne. Une vitesse, pour Virilio, qui fatalement se retourne à un moment ou à un autre en accident. La vitesse comme substance d’inventions incessantes du siècle précédent, dont les accidents (des guerres aux catastrophes) n’ont pas manqué. Et dans ses derniers livres, Virilio de nous prédire, dans un emballement peut-être un peu trop christique, l’Accident, comme ultime conséquence de notre accélération technologique permanente. On a changé de siècle sans apocalypse. La vitesse nous a cependant transfigurés dans un monde où la substance immédiate de tout nous accidente à chaque instant, smartphone faisant. Mais il y a aussi des accidents moins virtuels, avec la réalité du choc de la vitesse. Ce qui est arrivé à Nathalie Pitel.

Sortie de route en années de fac, le corps fracassé dans la carcasse. Heureusement au final, juste la séquelle de douleurs au dos, mais surtout une rage de reprendre au métal la violence infligée, par le travail d’œuvres esthétisées et vengeresses.

L’artiste, nourrie de haute lecture depuis son bac philo, s’est lancée d’abord dans la sculpture d’un bestiaire, mêlant quadrupèdes et prothèses, ossements ou cornes encastrés de métal aussi effilé que poli, le tout parfois enchaussé d’une voiture ou de pneus tirés de la casse, histoire de planter l’imposante installation dans le décor. Et ça fait corps ! Ici les mots sont sans égal face au choc qu’on a sous les yeux. Moment de crainte instinctive comme face un monde de noirceur inhumaine, mais aussi de beauté vivifiante face à l’éclat brutal des formes et des matériaux. Et parfois, l’exposition terminée, cet alliage déconstructeur de métal, de béton, de goudron, de résine part à la décharge, l’art réfletant plus la vision de notre extinction que de sa commercialisation. Louable et honnête alerte, à la vitesse à laquelle se commercialisent, s’éteignent les choses.

Puis arrive la vague ! L’accident enchanteur, celui qui nous a fait rencontré Nathalie Pitel, celui qui l’a remise à l’eau. Celui dont elle surfe aussi la forme avec son chalumeau et ses fils d’acier. «En sculptant ces vagues, je vis le geste de souder comme un geste de surf.»

Après diverses expositions, un peu expiatoires, résultant de résidences d’artiste ou d’ateliers en commun, cette fille de marin pêcheur a donc choisi présentement la vague pour avancer dans sa quête esthétique. Disparaissant aussi vite qu’elle apparaît, la vague est principalement un accident sans drame, offrant à l’artiste une substance de renouvellement permanent. Preuve que la vengeance mortifère du foutu accident a fait son temps. Du moins c’est ce qu’on se dit quand on l’entend vouloir sculpter pour «donner de la beauté». Belle exigence, sacré travail…

—Gibus de Soultrait

Paru dans Surfer’s Journal 125