Avec sa planche “hot curl” sans dérive, modèle hawaïen des années 1930-40, shapée par Josh Martin à l’atelier UWL. Photo Thomas Lodin

Au premier contact de l’individu, on peut se dire que l’homme est charpenté. Qu’il a même un visage de guerrier, pas tant de ceux qui ont un territoire à défendre, mais plus comme si son faciès avait été sculpté par un terroir. Pourtant Romain Quesada n’est pas un homme du sillon agricole même s’il aime mettre les mains dans la terre… comme dans la mer. Puis soudain, au son discret de sa voix, de ses phrases qui tâtonnent tout en conduisant leurs mots à bon escient d’un fait ou d’une description, sa rugosité s’efface et on se laisse porter par la fluidité qui l’imprègne, le nourrit, le sauve. 

L’enfant qu’il a été a grandi dans le paysage du Bassin d’Arcachon, dans celui des plages et des vagues qui bordent cette enclave mouvante, brassée de sable dunaire, de courants impétueux, d’aigrettes blanches, de raies bouclées, si spécifique, si chère au littoral aquitain. La prégnance du paysage a donc fait le terreau de l’enfance, tout comme le surf a forgé, à l’égal de beaucoup de la côte, l’adolescence. Puis la ville, Bordeaux, est arrivée à grands pas, par le choix du parcours familial engendrant une fin de scolarité entre les murs de la cité. Mais quand on vit à Bordeaux, le Bassin n’est jamais loin… Pourtant la force du paysage, celle qui pousse Romain Quesada à faire des études en ce sens, à étudier cette matière qui fait l’arborescence des branches et la contingence des racines et des rhizomes, va l’installer à Versailles. Et là non pas pour y loger au Château et y décortiquer l’art du «jardin à la française», mais tout à l’inverse, pour y entendre la voix du «jardin en mouvement», émise par un certain Gilles Clément, professeur étonnant à L’école nationale supérieure de paysage de Versailles. 

Avec Gilles Clément, l’herbe d’à côté a droit de passage, droit de paysage sans pour autant étouffer de sa broussaille tout l’entourage. Ici la considération va à l’espèce endémique pour mieux dialoguer, jardiner avec elle, sans pour autant la laisser envahir le tableau et la culture à laquelle on procède. La main de l’homme décide de la transformation de l’espace à cultiver, à égrainer, à paysager mais sans éradication (qui plus est chimique) d’aucune sorte, juste des ajustements de semences, de plantes dans et pour une composition qui, de fait, se manifeste toujours en mouvement. La beauté, la productivité d’un paysage n’ont alors pas beaucoup plus de pérennité que celles d’une vague, mais c’est en observant, en butinant que, chaque matin, le jardinier savoure l’océan déferlant de son champs et la floraison qui s’y agence. Retour ici à l’importance des «coquelicots à tout vent» que les pesticides ont réduit aux cartes postales d’antan, mais que des gens comme Clément et Quesada n’ont de cesse de réveiller à nos sens, comme le renouveau de nos bouquets, de nos bosquets de demain. Facile à comprendre: le surfeur qu’est Quesada est, à Versailles, en symbiose avec le paysagiste qu’est Clément. Celui-ci devient un accompagnateur de qualité dans son parcours, au même titre qu’Alain Freytet autre paysagiste de renom. Leur vision du mouvement tisse aussi le paysage d’une sincère amitié.

Armé de tous les ingrédients biologiques et esthétiques qui font l’implantation et le déplacement des plantes, et d’un master d’Urbanisme obtenu à Sciences Po Paris,  Romain Quesada retourne à Bordeaux. L’implantation et le déplacement des humains vaut aussi son pesant de plantes contemporaines. Dans le paysage notamment océanique, une nouvelle espèce endémique se répand, les déchets. Il y en a qui, tirant la leçon de Clément, les ramassent et en font des sculptures pour alerter. Quesada, lui, leur consacre ses heures perdues pour éduquer, avec une adhésion très active à Surfrider Foundation Europe. Antenne de Bordeaux et travail de sensibilisation dans les écoles. Mission plus spécifique au siège avec un investissement dans l’association qui le conduit à se faire élire au conseil d’admnistration de celle-ci. 

Dans la vie professionnelle, le paysagiste sème sa vision dans des projets d’urbanisme. Face à la conquête aveugle du béton, il éveille les élus à la péréquation délicate mais vitale de plans paysagers qui bougent: qui changent le plan. Dans l’assemblée de la cité, parole à la nature au nom d’une conversation, d’une conversion obligée avec ce qui nous attend, en ces temps de besognes climatiques et écologiques. Quesada fait son travail, «à la Clément», de paysagiste impénitent. 

Puis un jour sa vie bascule. Le 13 novembre 2015, attablé au restaurant le Petit Cambodge, à Paris, il est blessé. Il n’y pas d’imagination possible à la scène d’attaque que notre paysagiste à l’éloquence de la pudeur. Il faut le vivre pour le croire, cependant Quesada de préciser que, piégé mais toujours éveillé, il sent que le pragmatisme des secours et des autres rescapés le sauvera et qu’alors il doit surtout s’apaiser, se remémorer les belles choses de la vie passée et concentrer toute son énergie, toute son attention à préserver son corps. Un corps en fuite mais dont les flux ne sont pas tous perdus, si perçante put être la balle… Entendre la vie qui ne lâche pas… et reprendre vie.

Requin Baleine, 2019

Le chemin de la reconstruction est ensuite long. Le corps bien sûr, à opérer, à panser, à rééduquer, à remuscler pour qu’un jour les bras se remettent à ramer et l’homme à surfer. Mais aussi l’esprit dont la confiance en l’humain est forcément atteint. Victime de «l’inhumain», Romain Quesada entame alors un retour vers ses pairs par le «non-humain», non pas en basculant dans l’antispécisme ou en devenant photographe animalier, mais entre les marches sur l’Iparla, au Pays basque, et une cure d’océan en allant vivre trois semaines de stage à l’école de voile des Glénans, en Bretagne. Le bateau à barrer au rythme du vent avec la coque qui tangue sous la houle: l’apprentissage de la navigation est rédempteur et l’homme blessé choisit sa compagne, la mer (et ses vagues), et son lieu de vie, la côte basque et son urbanisme à «paysager».(Contre la pression immobilière dans le coin, il a de quoi tenir son bâton de pèlerin, avec des caractéristiques endémiques à veiller.)

Dans le corps qui reprend vie et dans l’esprit qui refait confiance aux humains, notre doux guerrier y va à pas comptés. Deux armes se manifestent en lui: le surf et le dessin. Pour le surf dont il a toute la technique, du thruster au longboard, Romain prend la voie d’un nouvel apprentissage avec une «hot curl» sans dérive. Mis au point à Hawaii dans les années 1930 pour mieux pouvoir aller en travers dans la vague, ce modèle, tout en longueur avec un arrière étroit doté d’un dessous anguleux, était encore utilisé au début des années 1950 par les pionniers de la grosse vague de Makaha… (jusqu’à ce qu’un voyage en Californie leur fasse découvrir les performances établies par la mise au point de la dérive). Bien que sans aileron, la hot curl n’a rien à voir avec du surf finless. L’outline gunny, la carène bombée et le dessous arrière en arête font de la planche un engin de vitesse pour un maximum de distance dans le curl, puis dans la mousse de la vague. Pour arriver à cet exercice qui désormais le comble, à la Côte des Basques comme à Parlementia, Romain est passé par son ami longboardeur Clovis Donizetti qui lui-même connaissait le shapeur Josh Martin (SJ n°133) qui lui-même passait à l’atelier UWL, en Charente-Maritime… Du «jardin en mouvement» pour la rédemption d’un surfeur sur le retour, visant avec cet engin la glisse d’un animal dans le flux des éléments («comme le dauphin dans la vague ou l’oiseau dans le vent»). Opération réussie, quand on voit le visage de notre homme s’illuminer à raconter tant de fluidité lui remonter dans le corps chaque fois qu’il surfe…

Le Rameur, 2018, Déferlante, 2018, dessins originaux sur carnet A5, 224 g/m2, reprographies agrandissements tirage limité, sur papier Velin Arche 300 g/m2.

 

Pour le dessin, l’ancien étudiant de l’école de Versailles n’est pas non plus en reste de technique. Mais avant que le trait ne retrouve l’aisance de l’élan, c’est un tracé à la mine fine et au détail minutieux qui permet à l’esprit de reprendre son souffle, sa portée. Là encore, il en faudra à Romain des dessins à faire, face à la mer ou sur les crêtes des montagnes, pour arriver enfin à glisser dans le paysage un humain. Et pour l’instant, un requin, une bonite valent mieux à profiler qu’un bipède marchant sur ces deux jambes. Mais l’exercice pictural construit son langage, celui, comme avec la hot curl, de paysages qui s’écoulent dans le cycle de leurs éléments. Comme un acheminement d’énergie, de la montagne à l’océan, si constitutif de la vie.

Au terme de ce parcours dont on entend le silence de tous les questionnements, Romain Quesada finalement s’expose de son plein gré aux humains. Non seulement le charme de son amabilité agit et fait de la convivialité le nœud coulissant de sa relation à l’autre. Mais ses dessins encadrés se retrouvent en plein bar, à l’Artnoa, Biarritz, là où plein d’humains trinquent du vin dans la saveur du soir et des retrouvailles. De la parole en broussaille et du verre en mouvement. Pas de quoi effacer la blessure, mais déjà en faire la ligature de plein de paysages en devenir et d’une vie pleine d’avenir. D’une vie devenue «hot curl». —Gibus de Soultrait

Paru dans Surfer’s Journal 135

 

 

Chercher à surtout sentir la glisse d’un animal dans le flux des éléments, “comme le dauphin dans la vague ou l’oiseau dans le vent”, dit Romain Quesada à propos du choix de ce modèle de planche.  Photo Thomas Lodin

Equilibre, 2019, dessins originaux sur carnet A5, 224 g/m2, reprographies agrandissements tirage limité, sur papier Velin Arche 300 g/m2.