Passage au Brest Surf Film Festival 2018. Au programme une sélection internationale et locale éclectique et raffinée, avec des surfeuses engagées, des interrogations existentielles, beaucoup de réalisatrices et des séances affichant complets, les quatre soirs de suite. 

Entre cité sous-marine et “spaceship”, l’architecture d’Océanopolis donne au Brest Surf Film Festival une atmopshère de voyage et de confrontation avec l’ailleurs que la sélection des films rend bien. Le tout baigné par un public breton assidu qui apprécie cette rencontre surf proposée tous les ans. PHOTO DE FRANCK BETERMIN/DR BSFF

 

Tout au bout du continent européen, à la pointe du Finistère, le complexe d’Océanopolis trône. Ce vaste bâtiment blanc, semblable à une soucoupe volante posée devant l’océan Atlantique, est avant tout un immense aquarium, où touristes et locaux viennent admirer requins et pieuvres, étoiles de mer et poissons tropicaux. Et entre les raies d’eau douce perlées et les poissons-clowns, les enfants surexcités et les badauds nonchalants, les parcours fléchés et les panneaux explicatifs colorés, le visiteur peut aussi profiter d’un cinéma. C’est précisément là où, du 8 au 11 mai 2019, plus de mille surfeurs cinéphiles se sont retrouvés pour la troisième édition du Brest Surf Film Festival, créé en 2017 par Chloé Batissou, bretonne, journaliste, fille de l’océan et femme des vagues. 

Au total vingt-trois projections de courts et long-métrage, racontant des histoires de glisse, transformant la salle obscure du musée maritime en un hublot donnant sur une espèce grandissante de la vie marine, les surfeurs. Focus donc sur les us et coutumes de ces mammifères bien particuliers, inconnus des aquariums classiques. Toute la biodiversité du genre y fut représentée. Celles des eaux froides, par exemple. Parmi les courts métrages, seuls films que le festival met en compétition, North Sea Holes passe ainsi à la loupe deux spécimens du nord-est de l’Angleterre, mordus de vagues glaciales. TAN suit un représentant de type breton, shapeur et surfeur attaché à son Finistère natal. Surf Girls Jamaica raconte deux surfeuses caribéennes dans leur milieu naturel. Chaque film donne à voir ces «animaux» marins interagir avec leurs pairs et leur environnement, ouvrant ainsi une fenêtre sur les évolutions dans le monde de la glisse. Le spectateur chaussant ses lunettes de biologiste pour l’occasion, a pu le constater: les lignes bougent dans le monde du surf. 

Chloé Batissou, fer de lance, avec sa petite équipe de bénévoles, de cette aventure brestoise, souligne ainsi: «Cette année, nous avons reçu beaucoup de films racontant des histoires de surf aux dimensions sociétales, dontun grand nombre réalisés par des femmes. Mais ce n’était pas prévu. On sélectionne les films qui nous plaisent, et puis on dessine un thème a posteriori. On est à l’écoute du monde, par le biais du surf». La journaliste de profession, rédactrice en chef durant sept ans de la revue culturelle bretonne ArMen, a aussi un passé comme bénévole au Festival du film court de Brest et à Jazz in Marciac. Autant d’expériences la poussant à lancer son propre festival. En naviguant dans les eaux inconnues des films de surf, elle retrouva les bouées repères du journalisme. Un festival, c’est aussi raconter une histoire. Il faut faire un travail de veille, chercher la pépite, trouver les contacts, et construire une cohérence. Et puis surtout, il faut être à l’écoute du pouls de la société et le donner à voir et à l’entendre. «Le monde bouge et le surf aussi. Nous sélectionnons des films qui reflètent cela, avec des exigences, esthétiques et/ou sociétales», continue Chloé Batissou. Le spectateur-biologiste devant cet hublot éphémère aura pu le constater: beaucoup de femmes devant et derrière la caméra, des récits racontant le surf tout en parlant de la crise israélo-palestinienne, des surfeurs qui s’interrogent sur le sens de la vie. Le jury, presque à parité, fut sensible à cette sélection résolument dans l’air du temps.

Romuald Pliquet, présentateur du festival, ouvre la cérémonie de remise des prix. Casquette vissée sur le crâne, chemise hawaïenne bariolée et jean taille basse, ce surfeur, garde côte de profession et devenu aussi photographe de surf avec Teahupoo dans le viseur, est fidèle à lui-même: détendu. Le Grand Prix est d’ailleurs annoncé sans embarras: «Bon eh bien, c’est l’heure», dit-il en passant le micro à Tim Mc Kenna, le président du jury, grand photographe de par sa taille et sa renommée. Celui-ci s’avance sur le devant de la scène. Le trophée à la main, il précise: «Vu la qualité des films visionnés, nous avons beaucoup hésité, évidemment.»  Mais la formule ne s’entend presque plus, tant elle est connue des festivals de cinéma. Qu’ils aient lieu à Brest ou à Cannes. Le court-métrage choisi le fut pourtant «à l’unanimité». Le photographe appelle finalement «Alena Erhenbold, pour son film TAN». Sous les applaudissements nourris des quelques trois cents personnes présentes ce soir-là, la réalisatrice suisse – surfeuse, grande, blonde – accompagnée du protagoniste de son film, le shapeur Robin Goffinet monte sur scène sous les phares des lumières blanches et franches du succès.  

En lui tendant le trophée, Tim McKenna salue le court-métrage d’Alena. «Ton film a posé des questions universelles. Notamment, que fait-on de notre temps ? On s’y est tous reconnus.»

TAN, qui reçoit aussile Prix Littoral France 3,  raconte la vie de Robin Goffinet, surfeur et shapeur finistérien, tiraillé entre son envie de faire toujours et plus et mieux au travail, et celle de surfer. La caméra le suit dans ses séances de shape, de surf, et ses interrogations sur son rythme de vie. Avec les vastes étendues vertes de Bretagne et les couleurs tropicales de la Guadeloupe en toile de fond – le shapeur breton a vécu un temps dans cette île antillaise. TAN est d’ailleurs un mot bilingue: en breton, il signifie «feu» et en créole «temps». Le court métrage met ainsi en scène une sorte de confrontation imagée entre le «motto» à tendance sarkozyste «travailler plus pour gagner plus» et celui soixante-huitard consistant à «ne pas perdre sa vie à la gagner». Même si shaper est ici aussi une passion. «Robin porte une attention particulière à son rythme. Il a vécu en Guadeloupe, ça se sent. Mais parfois il ne l’écoute plus. Il se laisse guider, il veut répondre à toutes ses commandes en même temps. Il finit par faire des semaines de quatre-vingt heures. Je crois qu’il faut toujours faire attention: notre temps nous appartient-il toujours ? Le film, c’est aussi un moyen de poser la question à tous les spectateurs», explique Alena Erhenbold , la réalisatrice. En plus du surf élégant de Robin Goffinet et des superbes paysages projetés sur la toile, c’est le message porté par le film qui a séduit le jury. 

Images tirées du film TAN dont le protagoniste est le surfeur-shapeur Robin Goffinet, venu vivre ses passions en Bretagne. DR TAN – CAMERA YOHANN STRULLU

L’équation surf et travail n’est pas toujours simple à résoudre, même (voire surtout) pour un shapeur. Le court métrage de la réalisatrice suisse nous met au cœur du sujet. «Je n’invente rien, je montre ce que je vois», disait Robert Altman, grand réalisateur devant l’éternel. Dans le cas d’Alena, on pourrait ajouter, «je montre ce que je vis». Car cette question du rythme de vie est celle qui a précisément guidée la Suisse dans son propre cheminement. D’abord professeur d’économie pendant dix ans, Alena suivait les rails traditionnels d’une vie tenue pour réussie: CDI sécurisant, métier valorisé socialement, salaire confortable. Mais à 32 ans, le train-train quotidien déraille. Alena enleva ses lunettes de prof et enfila sa combi. Sous les yeux médusés de ses proches, elle devint free surfeuse et réalisatrice. Un changement radical, pour une femme qui n’a commencé à surfer qu’à 21 ans, originaire d’un pays où les banques font plus de vagues que les plans d’eau. Mais elle progresse vite, et elle persévère. «Au départ c’était vraiment difficile. J’ai dû reprendre les cours d’économie à un moment parce que je n’avais plus de quoi manger !» De soupe de nouilles en gratin de pâtes, Alena conquiert sa liberté. Depuis, elle vit de ses passions, entre les shootings, les compètes, et la réalisation de films. Après un premier long métrage Blue Road en 2018, trois fois primés dans des festivals internationaux, la voilà donc de retour sur la toile avec TAN. Les deux films, quel que soit le décor,  interroge la place d’une passion dans une vie. Une question savamment mise en image, confrontant le festivalier-biologiste à un comportement régulièrement observé chez les surfeurs.

L’aquarium d’Océonopolis a accueilli aussi, pour l’occasion, des spécimens rares. Des surfeuses venues d’Inde ou d’Afrique du Sud, d’Angleterre ou d’Hawaii, et même de la bande de Gaza. Car le long métrage hors compétition Chicks on Boards, réalisée par Dörthe Eickelberg nous fait découvrir ces femmes courageuses, surfant en milieu hostile. Et pas seulement à cause de vagues dangereuses: dans beaucoup de pays, la place des femmes est cantonnée à la cuisine. Passer des casseroles aux vagues relèvent parfois d’un héroïsme peu relaté. Chloé Batissou, «Ce film a été un coup de cœur. J’étais vraiment heureuse que Dörthe puisse nous rejoindre à ce festival. Elle a été pleinement présente pendant son séjour à Brest. Elle vit les choses avec passion. Et c’est ça aussi qui fait la magie d’un festival». Projeté en clôture du festival, Chicks on boards – présenté l’hiver dernier en plusieurs épisode sur Arte – a donné à voir le monde à travers ses vagues… et ses barbelés.

Lorsque Dörthe descend les marches de l’auditorium pour venir parler de son film, après la remise des prix, c’est d’un pas assuré. Cheveux orange coupés au carré et pantalon vert, yeux rieurs et accent germanique, la réalisatrice, présentatrice de Xenius sur Arte, membre du jury, et surfeuse incarne le message de son film. Les femmes ont leur place, sur scène et au line-up. Elle répond, après la projection, aux nombreuses questions du public en ponctuant une phrase sur deux par un grand éclat de rire. En commençant, d’abord, par expliquer le pourquoi du film. «J’aurais pu faire, simplement, un film sur les femmes discriminées dans le monde. Mais là elle surfent ! Donc je sais que les surfeurs vont voir le film. C’est un moyen de faire passer un message à cette communauté-là, aussi». Le titre en vaut pour preuve: «C’est un piège ! Quand on dit Chicks on Boards, on imagine des bimbos écervelées sur des planches [Chicks signifie poulette, en anglais, ndlr]. Alors que dans mon film, la poulette la plus cool, c’est une surfeuse anglaise de 72 ans. J’appâte le chaland avec ces mots-là.» Pour elle qui a découvert le surf sur le tard, à la faveur d’une émission d’Arte sur les vagues, il était évident que surf rimait avec liberté. Mais pour de nombreuses surfeuses, cette liberté-là n’est pas facile d’accès. Pour son film, elle a choisi cinq personnages qui doivent franchir de nombreux obstacles pour aller glisser: une surfeuse noire et lesbienne en Afrique du Sud, une surfeuse de gros à Hawaii, une jeune Indienne qui vise les championnats du monde, une passionnée anglaise qu’on verrait plus jouer au bridge qu’onduler sur les crêtes, et une jeune gazaouie pour qui une planche permet un échappatoire à une situation politique étouffante.

Une des surfeuses rencontrées par Dörthe pour son film, Suthu (T-shirt blanc), sud-africaine qui doit non seulement s’affirmer en tant que femme et surfeuse mais aussi affronter les forts préjugés face à son homosexualité. Ici dans un moment rare d’affection en public, avec sa compagne.

«Les règles ne sont pas waterproofs», constate la réalisatrice. Pendant le tournage, plus elle s’approchait de l’océan, plus ses protagonistes s’ouvraient. Comme lorsqu’elle tourne en Afrique du Sud. Suthu, l’héroïne, est surfeuse et lesbienne. Une orientation sexuelle qui pourrait faire d’elle la cible d’un crime haineux. Pourtant on voit dans le film Suthu prendre la main de sa dulcinée. «Mais cela arrivait seulement lorsqu’elles étaient proche de l’océan. Jamais au village», précise Dörthe. Idem pour Sabah, l’unique surfeuse de Gaza. Dörthe décrit l’endroit comme «une prison, dans une prison, dans une prison». Et à l’intérieur de ces poupées russes répressives, il y a une planche de surf, vaisseau émancipateur pour jeune fille en fleur. Sabah apparaît d’une timidité maladive sur terre, sans doute impressionnée par l’équipe de tournage, pourtant relativement légère, avec les deux cameramen et le preneur de son, et le regard de sa famille. A l’eau, «c’était une boule d’énergie. Elle avait un sourire de petite fille». Comme si elle avait effectivement traversée une frontière, libérée du joug invraisemblable qui pèse sur cette mince bande de terre.

Si le surf raconte la liberté, comment raconter le surf ?  D’abord, il faut convaincre les producteurs. Quand Dörthe propose son film à Arte, elle doit se frotter au scepticisme de ses collègues: «Du surf ? Vraiment ? Mais Arte c’est une chaîne culturelle !». Elle a donc dû faire preuve de pédagogie. Oui, il y a une culture surf. Et oui, le surf, ça parle de société, aussi. Une fois ce premier obstacle passé, il a fallu trouver les protagonistes. «Je les ai surtout rencontrées dans l’eau, en fait». Sauf pour Gwyn Haslock, la pionnière du surf anglais, qui va toujours dans les vagues passée 72 ans. Là, une simple recherche Google a suffi. «J’ai tapé “surfeuse européenne la plus âgée”». Et voilà ! «La rencontre a vraiment été heureuse.» Dans la salle obscure d’Océanopolis, les séquences avec Gwyn Haslock ont mis la salle en rires et admiration. Sa manière d’enfiler son casque, en lançant un regard entendu à la caméra, et de dire «c’est pas toi, c’est les autres» fait mouche. Ou cette manie de se balader sans jamais se séparer de son carnet détaillant les horaires des marées. Ou encore son sourire béat quand elle chevauche la houle. Gwyn a été une féministe avant l’heure, tout comme Marie-Christine Delanne, première championne de France et pionnière du surf féminin, qui, pour le film, fait le voyage pour rencontrer la surfeuse anglaise.

Mais si se rendre en Angleterre — pas encore brexitée – pour filmer a eu pour Dörthe tout d’un jeu d’enfant, d’autres situations lui ont donné du fil à retordre. Gaza, par exemple. Il a fallu pouvoir rentrer dans le pays. «On a dû demander la permission aux deux côtés de la frontières, aux Israéliens et au Hamas.» Après une longue fouille de leurs valises, l’équipe pensait pouvoir souffler. Que nenni. Dörthe Eickelberg raconte. «Les fixeurs m’ont demandé de les suivre. Je me suis retrouvée dans une petite pièce, entourée de deux hommes en chemise blanche. Ils ont pris mon passeport. Ils ont passé de longs moments à parler sans que je ne comprenne quoi que ce soit.Quand ils m’ont libéré, finalement, j’ai demandé aux fixeurs : qui sont ces gens ? “Oh, t’inquiète”, m’ont-ils répondu, “ce sont les services secrets du Hamas”.» Dörthe éclate de rire.

Dörthe Eickelberg avec le public du festival.

Sous les applaudissements du public, la réalisatrice allemande conclut cette troisième édition du Brest Surf Film Festival. Après la projection, lorsque jury, spectateurs et réalisateurs se retrouvent autour d’une bière, de nombreuses femmes viennent la voir pour la féliciter, et parfois pour la remercier de ce film qui les a convaincues de se jeter à l’eau. Entre surf au féminin et affirmation de la liberté de glisser, le festival de Brest pourrait aussi bien être un catalyseur du changement, et non pas seulement un vivifiant observatoire de la vie des surfeurs. Pourvu que l’on continue de voir sur les écrans, les vagues qui portent avec elles, liberté et parité.

Manon Meyer-Hilfiger

Paru dans le Surfer’s journal 133

 

Quand la photographie interpelle. Exposition de photos du président du jury, le grand photgraphe Tim McKenna, du lors BSFF.



Retrouvez la troisième édition du festival sur www.brestsurffilmfestival.bzh