Charlie

Article paru dans Surfer’s Journal 106 (février-mars 2015)

– Mercredi 8 août 2012 sortait dans les kiosques le numéro 1051 de Charlie Hebdo avec en pages intérieures, La fatwa de la semaine, signée Charb, ayant pour titre Mort aux surfeurs. Dans un texte d’une férocité humoristique chère à l’hebdomadaire satirique, Charb s’en prenait, à cœur joie, aux surfers à cause du tintamarre médiatique que ces derniers faisaient depuis un certain temps, sous prétexte qu’ils se faisaient bouffer par des requins, qu’ils ne pouvaient plus surfer et qu’ils réclamaient des mesures pour continuer leur pratique océane. Entre janvier 2011 et août 2012, il y avait eu neuf attaques de requins dont trois mortelles, à la Réunion.

Prenant volontairement le parti des requins dans sa fatwa, Charb enfonçait le clou du surfer Brice de Nice, inconséquent à vouloir assouvir sa passion, quelle que fût la réalité du danger. « Ouais, mais le surf, c’est une passion ! Avant, seules les religions justifiaient toutes les aberrations, maintenant c’est la passion (…) S’opposer à Ma passion ? Scandale ! J’ai moins de sept ans d’âge mental et, si on me contrarie, je me roule par terre. Fais mieux que ça, surfeur, roule-toi dans l’eau ! Dans une eau bien trouble de l’océan indien, passé 17 heures…» Un peu plus haut dans son texte, Charb vantait les mérites des requins a contrario des surfers. « De quoi a-t-on le plus besoin, de surfeurs ou de requins ? Le surfeur fait marcher le commerce des planches et des chichis au sucre, le requin, lui, nettoie la mer de tous ses animaux souffreteux, malades, abîmés. Le surfeur vautré sur sa planche se prend pour un sportif de haut niveau, le requin, lui, le prend pour une tortue handicapée. Le requin ne nettoie pas les océans que des clopin-clopant, il les nettoie aussi des connards. Vive le requin bouledogue… »

Bien entendu, la fatwa de Charb eut du mal à passer, même au second degré, parmi les surfers, qui plus est à la Réunion où familles et amis pleuraient encore la mort de proches, et où les surfers, dans leur désarroi et leur complainte, cherchaient non pas tant qu’on les protège dans leur liberté à se risquer en eaux dangereuses, mais plutôt à faire entendre que les requins avaient changé de comportement et qu’il y avait lieu de s’interroger sur la transformation de l’écosystème marin local.

La polémique fit donc rage et du coup, trois numéros plus tard, Charlie Hebdo relançait le débat avec en manchette de couverture Les surfers sont-ils des gros cons ? , et en publiant sur une pleine page les réactions des surfers, tirées des réseaux sociaux ou des mails reçus, agrémentées de dessins bien saignants de Charb. Puis comme les surfers sont des gentils (comme les gars de Charlie Hebdo), c’en est resté là, d’autant que Charb avait d’autres choses à fouetter avec les sujets de la rentrée. Les surfers, c’est chaque fois un marronnier de l’été de la presse, Charlie Hebdo n’y avait pas échappé, histoire de se donner un truc à croquer en réunion de rédaction, en plein mois d’août à Paris Plage.

Mais aujourd’hui, à la hauteur de l’attaque mortelle dont a été victime Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, emportant douze personnes dont Charb, la lecture de sa fatwa résonne forcément autrement. Bien sûr on garde le rire en éveil, ce rire plus que jamais prôné comme l’étendard de notre liberté d’expression de tradition française dont la causticité, admise et reconnue, de crobars sans égal ailleurs date de notre chère Révolution. Mais on ne reste pas moins un peu glacé en lisant après coup :

« On regrette que les requins ne soient tueurs d’hommes que par accident (…) Conneries de nageoires ! Il va falloir attendre des millions d’années pour qu’un requin sorte de l’eau et achève d’une rafale de kalachnikov le bellâtre en short fluo qui raconte le drame qu’il vient de vivre à un journaliste de TF1. » 28 mois plus tard : conneries de kalachnikov ! Et il n’a pas fallu des millions d’années, depuis la percée et l’établissement de sociétés démocratiques, pour que des tueurs d’hommes libres ne le soient pas que par accident.

Maintenant il y a fort à parier que Charb savait qu’il ne croyait pas si bien dire. Nul doute qu’en son for intérieur, défendeur infatigable de la liberté de rire, il se sentait bien plus dans la peau d’un surfer que dans celle d’un requin. Sa passion du coup de crayon sur la page blanche l’avait mis à la merci d’une attaque mortelle potentielle. Il savait sa tête être la cible d’une fatwa pour l’avoir lu dans un magazine ne faisant pas dans le second degré. Et si protégé qu’il fût par son garde du corps, il ne pouvait que partager ce mélange de force et d’anxiété dans le coup de rame du surfer, osant planter sa planche au nez et à la barbe de monstres aveugles et impromptus.

Son obstination à crayonner, à revendiquer la liberté de dessiner malgré le danger grandissant n’avait d’égal que celle de ce surfer ne demandant qu’à continuer de pratiquer l’océan au nom de la liberté qui a toujours été l’essence de son sport-mode de vie. Et certainement que dans le requin qu’il s’amusait à glorifier, Charb entendait aussi cet animal terrorisant, sortant d’outre-tombe, engendré par la transformation d’un écosystème mondialisé, capable de tuer la liberté par incapacité à la pratiquer, à l’exemple de ce bouledogue nouvelle génération en lequel les surfers réunionnais ne reconnaissaient en rien les requins auxquels ils s’étaient accoutumés en surfant.

Autodérision du caricaturiste libertaire, se sentant en fait bien plus de mèche avec le surfer qu’il dézingue, mais qui, humour obligeant, en arrive à vanter la bête qui veut le tuer… comme pour mieux la montrer. Et les faits de lui donner raison avec ces tueurs nouvelle génération, surgissant de notre écosystème démocratique, qui l’ont envoyé, lui, ses potes de Charlie et autres gentils, rejoindre là-haut nos amis surfers bouffés à mort… histoire qu’ils se retrouvent les uns et les autres à gloser ensemble sur la liberté de surfer et de dessiner…

Paix en leurs âmes, mais n’empêche qu’ils ne nous laissent pas moins désormais avec l’incontournable tâche, nous amoureux du surf et du dessin humoristique, nous hommes modernes de l’Occident, de devoir chercher ce qu’on peut bien trouver, inventer en plus de la liberté… si on ne veut pas s’exténuer à ne faire que défendre celle-ci, contre des ahuris perdus qui ont encore plus peur d’elle que nous des requins en surfant, en dessinant.

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