Dans un livre collectif, Vivre en mer*, sous la direction d’Hélène Guiot, ethnoarchéologue, spécialiste de la culture polynésienne, l’article sur la rencontre de Cook et de Tupaia est particulièrement évocateur de la grande culture maritime des anciens Polynésiens. Ecrit par Anne Di Piazza, archéologue attachée au Cnrs-Credo Aix-Marseille, il révèle aussi la portée de cet événement réunissant deux grands hommes, ayant chacun l’ouverture d’esprit de chercher à se comprendre, malgré la barrière du langage et le fossé culturel.
Tupaia est né vers 1725, originaire de l’île de Raiatea. C’est un grand prêtre et surtout un grand navigateur, largement reconnu dans la communauté polynésienne, au moment où le capitaine Cook explore le Pacifique et arrive à Tahiti en 1769, à l’occasion de son premier voyage, à bord de l’Endeavour. Deux ans auparavant le navigateur britannique Samuel Wallis avait déjà accosté à Tahiti et rencontré Tupaia dont la politique a été d’accepter et de s’ouvrir à cette venue étrangère. Aussi lorsque Cook débarque à son tour à Tahiti avec son équipage de matelots et de scientifiques, en ayant pour mission notamment d’observer le transit de Vénus, Tupaia fait tout pour favoriser l’échange. L’équipage de l’Endeavour est bien accueilli et les savants en charge de notifier le temps que met Vénus pour entrer et sortir du disque solaire, sont épaulés, dans l’installation de l’observatoire et des télescopes, par les Polynésiens. Cette observation du transit de Venus, le 3 juin 1769, a pour but de calculer la longitude (dont la maîtrise n’est pas encore aboutie à cette époque)et aussi la taille du système solaire, notamment la distance entre la terre et le soleil. Tout cela participe, par ailleurs, à préciser le calcul mathématique de la méthode de navigation des Européens, utilisant le sextant et sa mesure angulaire du soleil par rapport à l’horizon.
Après trois mois d’escale à Tahiti, Cook, esprit instruit et perspicace, reprend sa navigation océanique avec pour but de cartographier le Pacifique. Poussé par le naturaliste Joseph Banks, le capitaine britannique prend Tupaia à bord de l’Endeavour afin qu’il l’aide dans sa mission. Cependant l’équipage s’interroge sur les capacités du Polynésien à les guider dans le grand océan, en le voyant embarquer sans rien avec lui.
En effet le savoir maritime polynésien est un savoir mémorisé qui se transmet oralement depuis la nuit des temps. Il consiste en une technique d’observation très pointue des éléments en mer, elle-même s’appuyant sur une expérience, collective et individuelle, et une connaissance de l’océan dont la mémoire est celle des grands navigateurs. Tupaia est de ceux-là et à mesure que l’Endeavour s’éloigne de Tahiti et accoste les différentes îles de la Société, dûment pointées par le Polynésien, Cook et ses hommes sont obligés d’acquiescer devant la supériorité maritime de leur invité à bord.
Comme le précise Anne Di Piazza dans son article : “L’image qui se dégage de Tupaia excède de beaucoup celle de simple compagnon de voyage. Informateur privilégié, il s’emploie à mettre en œuvre son immense savoir maritime, entreprend de guider Cook sur une mer inconnue (pour ce dernier) et élabore une carte sur les îles ‘alentour’. Tupaia a donc en mémoire une représentation précise de la géographie d’un Pacifique d’une taille considérable, dont un grand nombre d’îles est inconnu des Européens.”
Tupaia est donc l’homme clef d’un périple qui mène l’Endeavour de Tahiti jusqu’en Nouvelle-Zélande, puis en Australie et jusqu’à Batavia (Djakarta), en Indonésie, où le Polynésien, atteint de scorbut et de paludisme, décède le 20 décembre 1770, comme l’enregistre Cook dans son journal.
Lors de ce voyage, Tupaia a accepté de dessiner une carte des îles du Pacifique, à la demande de Cook. Pour un homme dont les seules instructions graphiques de navigation consistent en des diagrammes tracés sur le sable avec des cailloux pour figure îles et étoiles et qu’il a ainsi mémorisés, reproduire sur du papier une carte du Pacifique n’a pas vraiment de sens. Toujours est-il qu’il en est ressorti un document qui a été conservé dans les archives britanniques et qui est devenu un objet d’études énigmatique et précieux pour comprendre la méthodologie et l’étendue du savoir maritime polynésien.
En effet si l’on compare la carte de Tupaia avec une carte actuelle des îles du Pacifique établie en latitudes et longitudes, les deux documents ne correspondent d’aucune façon. Pour autant Tupaia a pu lister à Cook près de 134 îles, où il savait aller, sans se perdre dans cette immensité océane de 42 millions de km2 et dont la partie insulaire émergée n’est que de 0,85%, soit 294 074 km2.
La forme des nuages, la présence de Frégates, l’orientation et le bruit de la houle sur la coque… sont autant d’éléments clefs d’interprétation de la navigation polynésienne. Mais à cela s’ajoute surtout une technique de positionnement stellaire où chaque île correspond à un angle du ciel dont l’alignement des étoiles sont autant de repères mouvants permettant de réajuster précisément la navigation en cours. Par cette vision du ciel et de l’océan, les Polynésiens en arrivent à concevoir que c’est non pas l’embarcation qui va vers l’île mais l’île qui vient vers la pirogue. Di Piazza : “L’espace maritime ainsi perçu semble bien un espace à reconstruire, à réévaluer sans cesse à mesure de sa progression. Cette conceptualisation d’un espace marin ‘en mouvement’ est non seulement propre au monde océanien, mais en constitue même le principe premier.” On comprend dès lors la difficulté de Tupaia à dessiner une carte des îles pour Cook.
Néanmoins en croisant la technique des angles stellaires des Polynésiens et celle des points cardinaux, méridien et parallèle des Européens, les chercheurs ont prouvé le caractère hybride de la carte de Tupaia, fruit d’échanges entre Cook et ce dernier. Mais surtout ils y ont répertorié 9 îles à partir desquelles ils ont pu prouver que l’étendue du savoir géographique mémorisé par Tupaia couvrait “près du tiers de la surface du Pacifique (de Tonga, Samoa à l’ouest aux îles Marquises et Tuamotu à l’est).”
Dans son article autour de la rencontre entre Cook et Tupaia, Anne Di Piazza veille à se détourner de toute lecture dualiste, pouvant opposer deux savoirs maritimes. Certes Cook n’a pas fait grand cas de Tupaia dans son journal de voyage, et on sait ce qu’il est advenu au 19ème siècle de la civilisation polynésienne face à la suprématie autoproclamée du colonisateur blanc et de sa culture. Pour autant entre Cook et Tupaia, ce sont deux intelligences, deux visions du monde qui s’interpellent mutuellement, sur le terrain concret de la navigation océanique, prouvant en cela à quel point tout savoir est relatif dans sa volonté d’expliquer (de cartographier) la vérité des choses.
—Gibus de Soultrait
Texte paru dans Surfer’s Journal 98
*Vivre en mer, paru aux PUF de Rennes, suite à l’exposition en 2013 à La corderie royale, à Rochefort.