Championne du monde de snowboard freeride en 2011, surfeuse invétérée, Anne-Flore Marxer est partie, elle aussi, faire son trip en Islande, avec son amie Aline Block. Mais pas parce que la destination de cette île est à la mode dans les magazines de surf (Surfer’s Journal inclus). Surtout parce la nation Islandaise est à l’avant-garde, dans son histoire, du combat féministe. Et histoire de secouer le monde la glisse de son sexisme ambiant, la Franco-Suisse en a sorti un film, A Land Shaped by Women, aussi instructif sur ce pays à la parité historique que planant, les deux filles œuvrant divinement avec leurs planches, dans des paysages aussi extrêmes que sublimes.
Deux blondes entrent dans un bar. Ainsi pourrait commencer une mauvaise blague, un peu misogyne. C’est tout l’inverse. Le bar, un café parisien en face de la Gare du Nord, est, le temps de quelques heures, le théâtre d’un discours enflammé. A vous faire oublier la météo maussade et les serveurs désagréables. Car la première blonde n’est autre qu’Anne-Flore Marxer, championne du monde de snowboard freeride en 2011, passionnée de surf, et réalisatrice d’un documentaire sur l’égalité hommes-femmes en Islande. Et l’autre, c’est moi. Hasard de la chronologie ou sourire du destin, nous nous sommes rencontrées le 8 mars, journée internationale du droit des femmes.
On a vite fait de boire du thé froid: pour parler féminisme, sports de glisse, et politique islandaise, Anne-Flore n’a pas la langue dans sa poche. Ni l’œil sur son agenda, pourtant bien chargé. Entre une interview pour Arte et l’autre pour la presse américaine, la sportive m’a raconté le tournage de son film, son amour pour le surf, son engagement féministe. Son enthousiasme est contagieux. Son débit de parole, soutenu. Comme lors d’une avalanche: une idée en amène une autre, et puis plus rien n’arrête le discours de la championne.
La free-rideuse est tombée dans la marmite de la lutte pour l’égalité étant petite. Ou adolescente, plus exactement. A l’âge de 14 ans, elle comprend l’inégalité des traitements entre hommes et femmes dans son sport. Le déclic ? Une compétition de snowboard. A niveau égal, l’homme gagne un trip à Hawaii. Elle, un sac à dos qui se transforme en pelle. L’outil idéal pour creuser la tombe de la parité.. ? Pour Anne-Flore, l’événement sonne plutôt le coup d’envoi de son militantisme. A 20 ans, elle s’incruste avec une copine, Cheryl Maas, dans le slopestyle, l’épreuve de descente acrobatique. A l’époque, en 2005, c’est encore interdit aux femmes. Trop dangereux pour les demoiselles, lui dit-on. Cheryl et elle se font sortir «par la peau du cou». Mais le culot porte des fruits, parfois. L’année suivante, les filles sont invitées à une démo de slopestyle. Et l’année d’après, elle peuvent participer au championnat au même titre que les hommes. Autre victoire en date: l’égalité des dotations en snowboard freestyle. Anne-Flore fait figure de stakhanoviste, blonde et bronzée, de la lutte pour l’égalité. Enfin, plus si blonde: «Ma mère ne me reconnaît plus. A force d’être devant l’ordinateur à monter mon film, je ne suis jamais dehors. J’ai jamais été aussi brune de ma vie !» Parce qu’entre temps, Anne-Flore s’est faite réalisatrice.
Lasse d’être dans le combat, elle est allée chercher l’inspiration ailleurs.Trois recherches Google, quelques coups de téléphones, et la décision est prise. Direction l’Islande avec sa copine surfeuse et snowboardeuse Aline Bock. Parce que cette nation, toute proche du cercle polaire, est aussi la plus avancée en ce qui concerne l’égalité hommes-femmes. Jugez plutôt: le 24 octobre 1975, 90% des Islandaises participent à la grève pour demander le respect de leurs droits. Une journée entière où les hommes sont livrés à eux-mêmes. Au bureau comme aux fourneaux. La petite histoire raconte que les ventes de hot-dog ont explosé ce jour-là. Les crèches, les écoles, les journaux, les services de télécommunications tournent à mi-régime. Sans la moitié de sa population, le pays est paralysé. En 1980, l’Islande devient le premier pays du monde à élire une femme à la présidence de la République en la personne de Vigdis Finnbogadottir. Au suffrage universel, évidemment. En 2017, les parlementaires votent une loi qui impose l’égalité salariale. Ajoutez à cela des paysages à couper le souffle, des vagues et de la poudreuse. Au total vous obtenez toutes les raisons qui ont poussé Anne-Flore à retourner en Islande pour y réaliser un film de glisse… mais féministe.
Pour les besoins du cinéma, les deux comparses parcourent l’Islande en van. Interviewent des habitantes impliquées pour la parité. Surfent des vagues dans une eau glaciale. Dévalent des pentes enneigées dans un paysage sublime. Tout cela, dans l’optique d’inspirer plutôt que de dénoncer. Vigdis Finnbogadottir, la première présidente islandaise, répétait la nécessité d’avoir plus de modèles de réussite féminins. Cette remarque pourrait bien être l’ADN du film titré A land shaped by women (Une terre façonnée par les femmes). Car dans son film, Anne-Flore Marxer donne à voir des femmes qui inspirent. Entre une exploratrice polaire, une avocate des droits humains, une autrice de poèmes sur la condition féminine, et les deux protagonistes friandes de glisse extrême, le spectateur a l’embarras du choix: des femmes fortes en veux-tu en voilà.
Et pourtant. La réalisation du film s’apparente parfois à un parcours du combattant, où il faut slalomer entre les piques sexistes. Premier obstacle: la recherche de financement. «C’est un film qui parle des rencontres avec les Islandaises, de l’histoire du pays, des conditions pour l’égalité», précise la réalisatrice. A rebours donc des films d’outdoor, centrés sur l’accomplissement physique et les conditions extrêmes, ne montrant à l’écran le plus souvent que des hommes. Du coup le parti pris d’un fil narratif féministe a fait fuir quelques sponsors. «De manière générale, beaucoup de marques ne se sont pas intéressées au sujet du film. Certaine personne m’ont même dit “ah non il ne faut surtout pas parler de politique”.» Dès lors moins de financement pour faire le film de ses rêves. Mais pour une fille dont le job consiste à se jeter dans les airs, les pieds sur une planche, un budget réduit n’est pas trop effrayant. Rien de plus qu’un autre saut dans l’inconnu, finalement.
Avec les moyens du bord, Anne-Flore parvient à recruter une équipe de cameramen pour filmer ses aventures. Celles-ci font la part belle aux sessions de surf. Les deux amies s’en donnent à cœur joie sur une droite à n’en plus finir. Dans des conditions parfois assez extrêmes. Entre les vents violents et les températures à transformer le visage en glaçons, les deux filles ne sont pas descendues de la montagne pour rien. Mais le plus dur reste d’être accueilli au pic par un homme qui s’inquiète: «Hé les filles, les conditions sont un peu grosses là, vous devriez rentrer». Ou peut-être est-ce l’intervention d’un cameraman, qui coupe Katrin Oddsdóttir, avocate des droits humains lors de l’interview portant sur la parité en politique, pour balancer: «Oui, mais enfin les nazis aussi pensaient qu’ils allaient sauver le monde.» Incongruité verbale aussi déplacée qu’odieuse, montrant bien à quel point les préjugés désobligeants sur les capacités des femmes sont ancrés.
Et alors que la conversation progresse, que je cherche à débusquer le sexisme masqué au cœur d’un film sur l’égalité, Anne-Flore s’interrompt. Son sourire, qu’elle arbore pourtant en quasi permanence, s’estompe. «Non mais en fait, j’ai pas fait ce film pour parler de cela. J’ai réalisé A land shaped by women pour inspirer. Créer des modèles, rendre les femmes visibles. On est à l’étape deux du féminisme: après la critique, viennent les solutions.» Et d’enchaîner avec toujours plus de nouvelles positives. «J’ai vu une vraie évolution. Les hommes ont été très sensibles au film», m’assure-t-elle. «Ils m’ont témoigné leur joie de voir des filles en action à l’écran, pas des poupées barbies. Même dans les pays où je m’y attendais le moins, comme en Russie par exemple.» L’un des photographes d’Absinthe, mythique société de production de films de snowboard, fut apparemment tellement ému de la projection qu’il décida d’une photo où il s’agenouille devant la réalisatrice. «Grâce au film, dit-elle, j’ai réussi à faire passer le message que je répète depuis une quinzaine d’années.»
Ses projets pour la suite ? «Surtout, des vacances !» Qu’elle passera bien sûr à… surfer. Sport qu’elle a commencé «tard», à 25 ans. «J’adore ça», dit-elle en écarquillant les yeux. La passion est palpable. Car, dans les vagues, la championne de snowboard redécouvre l’appréhension des débuts: «Je peux aller chercher mes tripes en surf, alors qu’en snowboard, il m’en faut beaucoup pour avoir une poussée d’adrénaline maintenant.» Et puis, dans un emploi du temps qui ressemble de plus en plus à celui d’une ministre, le surf réintroduit un espace de jeu. Danser avec la houle, faire le canard, échapper à l’écume: voilà les impératifs de sa «todo list» quand elle se retrouve à l’eau. Rien de trop stressant. Même si, précise-t-elle, «Je suis nulle en surf». Avant de se reprendre immédiatement: «Non mais je suis en train de me dévaloriser ! C’est un truc que les femmes font tout le temps.» A l’inverse de certains heureux propriétaires de chromosome Y. «Lorsque je me présente comme snowboardeuse professionnelle, il arrive que des hommes me répondent: “oui, moi aussi je prends que les pistes noires”.»
A cela, Anne-Flore ne répond plus. Ou plutôt, si. Mais par des alternatives. Une feuille de route engagée. Une boussole pour l’avenir, qu’elle construit par des lectures. Dans sa bibliothèque, Muhammad Yunus côtoie Nancy Fraser, Erik Olin Wright et Marc Bloch. La pause musicale ? Les Pussy Riots, ce groupe de punk rock féministe russe connu pour sa critique du régime de Poutine. Connu surtout pour ses actions radicales qui lui ont valu de l’emprisonnement. Son film préféré ? The battle of the sexes, un récit qui raconte comment Billie Jean King, en battant son homologue masculin tennisman Bobby Riggs, a facilité l’accès au sport des filles. De quoi rassurer les plus sceptiques, Anne-Flore Marxer a bien bossé son sujet. «Il faut ouvrir la conversation entre les genres. Que la gent masculine se mette à l’écoute. De nos problématiques, dans toute leur subtilité. Parce que l’égalité, ça profite à tout le monde.» Face à tant de travail, d’enthousiasme, de conviction, difficile de résister à ses arguments. Sa blondeur, loin des clichés idiots, m’évoque ainsi les flammes d’une torche olympique. Flambeau qu’on brandirait comme pour éclairer le chemin vers la parité.
Manon Meyer-Hilifiger
Paru dans Surfer’s Journal 132