Six années se sont écoulées depuis ce moment où Bobby Martinez se mit à vociférer en direct devant la caméra du webcast sur le Quiksilver Pro New York, avant de prendre ses distances avec le monde de la compétition. Rookie of the Year de l’ASP en 2006, il avait signé une cinquième place mondiale lors de cette même première année sur le circuit, auteur de plusieurs victoires et top 10 lors des six années suivantes. Puis il y eut cette fameuse remise en cause de l’ASP en direct à l’écran, qui lui valut d’être évincé du circuit mondial. L’espace d’un instant, il eut son quart d’heure de gloire sur les réseaux sociaux, pour tout plaquer peu après et s’en retourner chez lui, à Santa Barbara.
Lui qui avait grandi dans un quartier exclusivement mexicain où parler espagnol est la règle, non loin du Boys & Girl Club* de l’ouest de Santa Barbara, avait souhaité revenir dans un environnement familier. Cela signifiait du coup arpenter les mêmes rues où certains membres de sa famille avaient été poignardés et assassinés lors d’affrontements entre gangs. «Ce sont des trucs qui arrivent», commente Bobby. «Certaines personnes s’engagent dans des impasses, mais ce n’est pas spécifique à East L.A. J’ai pu visiter des ghettos à travers le monde et mon quartier n’a jamais ressemblé à ça.»
Aujourd’hui âgé de 34 ans, il est épanoui auprès de son épouse, une Australienne aux yeux bleus originaire de la Gold Coast. Ils élèvent leur fille de trois ans et attendent sa petite sœur. Il admet sans hésiter qu’il doit sa vie au surf professionnel, mais il n’a aucune intention de faire marche arrière. Son quotidien est bien plus pépère qu’il ne l’était autrefois, et il s’en félicite. Il arbore désormais bien plus souvent un sourire aux lèvres que cet air sombre et renfrogné qu’on lui connaissait. Il a pris conscience que remporter une compétition de surf «n’a pas la moindre foutue valeur» et ce sentiment de satisfaction prend bien des formes.
–Jake Howard
JAKE HOWARD: On évoque souvent tes premières années en tant que surfeur mais je me suis toujours demandé quelle avait été ta première fois en surf.
BOBBY MARTINEZ: Personne ne surfait chez moi quand j’étais petit, pas plus qu’aujourd’hui. Gamin, j’étais très proche de mes cousins. Mon père avait six frères et sœurs, et par conséquent j’avais des paquets de cousins et cousines de mon âge. Aucun d’eux n’avait jamais émis l’envie de surfer. Mon père ne surfe pas. Ma mère non plus. Il n’y a que moi. Mon père me conduisait tout le temps à la plage, au foot et d’autres sports, toujours prêt à participer si nous le souhaitions. Et donc, il nous amenait à la plage, on adorait y aller. Nous étions gamins et, comme tous les gamins je crois, on s’enthousiasmait pour un rien. C’est là que j’ai commencé le bodyboard. Puis j’ai vu des surfeurs et j’ai essayé de me lever sur mon body. Une année à Noël, mon père m’a offert une planche de surf. Quand j’ai été un peu plus grand, il se mit à filer quelques dollars pour l’essence à des amis, pour qu’ils me déposent et viennent me rechercher à la plage. Voilà comment je faisais pour aller surfer.
JH: Et comment était ta vie en dehors du surf lorsque tu étais gamin ?
BM: Quand je ne surfais pas, je traînais avec des gosses de couleur. Je suis Mexicain à 99 %, on parlait beaucoup plus souvent espagnol qu’anglais quand j’étais enfant. J’avais davantage d’amis noirs que de blancs. Après les cours, si je ne surfais pas, je passais du temps avec des amis et auprès de ma famille. Le contraste était total, comme deux mondes différents. On ne croisait jamais de blancs sinon.
JH: Peut-on avancer que le surf t’a permis d’éviter les problèmes ?
BM: Certains de mes amis traînaient dans des histoires qui te conduisaient tout droit dans des impasses, alors oui, je pense qu’on peut voir les choses comme ça. Mais je n’avais aucune idée de ce que le surf pouvait apporter, comme voyager ou gagner sa vie et s’acheter une maison. Je n’avais aucun modèle, pas de copains sponsorisés: «Ouah, il va à Hawaii !». Je ne savais pas que tout ça existait.
JH: Est-ce que tu as été pris sous l’aile de mentors par la suite ?
BM: Non, pas que je me souvienne. Ok, certains m’ont aidé. Il y avait ce Daryl qui m’aidait à avoir des planches. Il possédait un surfshop et il me filait des planches, tout comme Dave Pu’u. Mais en dehors de ces gars, ceux qui me conduisaient à la plage et me filaient des planches, jamais quelqu’un ne m’a repéré et aidé. Pas une fois. Personne ne prêtait attention et ne venait me voir. Je ne me souviens pas d’une seule fois où quelqu’un m’a pris à part pour me dire «Alors bonhomme, comment ça va pour toi ?».
JH: Et si tu n’avais pas eu la même couleur de peau ?
BM: Je ne sais pas comment les gens réagissaient. Tout ce que je sais, c’est comment je me considérais. Alors disons que j’en sais trop rien. Il y a eu des moments bizarres au cours de ma carrière. Par exemple, plus jeune j’ai été sponsorisé par Billabong et tout leur team se rendait à Puerto Escondido en trip. Tous les jeunes de leur team y allaient, mais moi je n’étais pas invité. Puis j’ai remporté les championnats NSSA, et là, j’ai reçu une invitation. Je ne sais pas s’il y avait un malaise ou quoi, mais en y repensant, peut-être bien que c’était le cas. J’étais juste un kid parmi des paquets d’autres kids. Je ne sais pas quelles étaient les raisons derrière tout ça. J’ai connu pas mal d’épisodes de ce genre au cours de ma carrière. Comme lorsque j’ai enfin fait la couverture de Surfing. Les magazines américains publiaient souvent les pires photos en couverture, avec des surfeurs qui n’étaient même pas Américains, ou encore des types que j’avais battus des tonnes de fois. Et tous avaient droit à leur couverture. Je savais qu’il y avait de super photos de moi et puis je gagnais des compétitions du CT. Mais ce n’est qu’après avoir gagné à Teahupoo qu’ils m’ont mis en Une… et sur une vague d’un mètre, putain. C’est comme s’ils m’avaient fait une faveur car ils savaient au fond d’eux qu’ils ne m’avaient jamais porté la moindre affection quand j’étais plus jeune. Je sais pas. Il y a certains trucs qui clochent quand tu y repenses. Je ne sais pas si la raison vient de ma couleur de peau, ou bien de ma façon d’être, ou qu’ils attendent autre chose du surf… Je sais pas. Je n’ai jamais été en position de force face à un sponsor, alors je ne sais pas quelle était leur motivation. Mais ouais, on m’a fait quelques croche-pattes, c’est certain.
JH: Quand tu as pris tes distances avec le circuit pro, tu avais en tête ce que tu allais faire par la suite ?
BM: Même lorsque je me trouvais en plein milieu d’une compétition, il m’arrivait de me demander, «Qu’est-ce que je vais faire après ?». Je savais que tout pouvait s’arrêter en un instant, même si les choses allaient bien pour moi. Et donc, j’avais toujours ça en tête, pour toujours me demander ce que j’allais bien faire ensuite. Mais ce n’est pas simple d’y réfléchir alors que tu essayes de te concentrer à 100 % sur la compétition. Mais la réflexion était toujours là quelque part. Je crois que beaucoup de kids de la génération actuelle vont être bousillés à cause du surf. Par exemple, en Australie, ils ont ces structures financées par l’état où ils entraînent de jeunes surfeurs. Ils veulent en faire les prochains champions du monde et poussent ces gamins à 150 % pour qu’ils décrochent un titre mondial. Ils débutent très tôt, avec des coachs et tout ce genre de merdes. C’est dingue car la plupart de ces kids n’y arriveront pas, et ceux qui réussiront, feront-ils assez d’argent pour survivre ? Peut-être, mais dès que ça sera fini pour eux, ils devront trouver autre chose. Je pense que tous les gamins devraient pouvoir connaître ce qui se passera en réalité 99,9 % du temps, à rien branler, rien sur quoi s’appuyer. C’est comme si on faisait en sorte qu’ils aillent dans le mur. C’est triste. Je n’ai pas envie d’offrir ça à un membre de ma famille ou à mon gosse. Il m’est arrivé de voir des gamins remonter la plage en pleurant parce que leurs parents les poussaient trop. Ils leur racontent des conneries, que leur planche ne marche pas ou des trucs du genre. Je suis là, «Putain, dans quel but tu fais ça à ton gosse ?». Je ne pige pas.
JH: Tu es père maintenant. À quoi ressemble une journée de Bobby Martinez, le papa ?
BM: Je passe beaucoup de temps auprès de ma famille. J’ai une petite fille de trois ans et ma femme attend un nouvel enfant. Il est encore tôt, mais il semble que nous aurons une seconde fille. On attend d’en savoir plus. Quand ma fille est à l’école, je vais à salle de gym ou bien je surfe. Je suis un père très présent. J’adore aller déposer ma fille à l’école et la chercher. C’est la meilleure chose que j’aie jamais connue dans la vie, c’est sûr.
JH: Tu sembles apprécier ce rythme différent, non ?
BM: Le truc est que le temps défile tellement vite, chaque jour est précieux. J’ai beaucoup de chance d’en être là aujourd’hui. Être en mesure de connaître ces instants et de voir ma fille grandir… Tu sais, si je l’avais eue quand je disputais des compétitions, je n’aurais pas pu passer du temps auprès d’elle comme aujourd’hui. Je me souviens de certains parents qui voyageaient avec leurs enfants sur le circuit pro et, maintenant que je suis parent, je ne comprends pas. Parfois on me demande si je veux partir en surf trip et je réponds, «En fait, nan.» Je sais que c’est pour aller surfer et prendre du plaisir, c’est ce que j’adore, mais une fois sorti de l’eau, je n’ai pas envie de passer du temps en compagnie d’autres mecs. Je ne veux pas passer pour un connard, j’ai juste envie d’être en compagnie de ma fille et de ma femme. J’ai passé ma vie en surf trip. Je rêve d’aller surfer cette vague là-bas en Namibie, mais est-ce que je vais le faire ? Non. Et je le sais car je n’en ai pas envie. J’ai envie et j’ai pas envie, tu piges ?
JH: Le surf ne tient plus la même place qu’autrefois dans ta vie.
BM: Le surf ne prend plus du tout autant de place dans ma vie car je surfe beaucoup moins qu’avant, et en même temps il fait toujours partie de ma vie, car je n’ai pas la moindre envie d’arrêter un jour. Mais je ne prends pas ma caisse pour aller surfer des vagues merdiques d’un mètre à Emma Wood, pour juste passer quelques manœuvres et tenter un air.
JH: Tu suis l’actu du surf pro ?
BM: Non, pas le moins du monde. Je ne suis plus rien. Plus du tout.
JH: Alors tu es un civil désormais ?
BM: Exactement. Je veux juste surfer, aller à l’eau et être heureux. J’ai l’impression d’être un ado à nouveau. Même si je participais à des compétitions, ma motivation n’était pas de gagner. Je le faisais simplement parce que ça me plaisait. Et me voilà à nouveau comme un gosse. Je m’y tiens car c’est ce que j’aime.
JH: Tout est une histoire d’équilibre, semble-t-il.
BM: Quand j’ai quitté le circuit pro, je détestais le surf plus que tout, et je n’avais plus envie de surfer. La façon dont ça se passait en compétition et les personnes que je côtoyais m’avaient poussé à haïr le surf. Je continuais juste parce que les gens autour de moi me disaient «Comment ça, tu ne veux pas ?» Je connais des personnes qui étaient sur le circuit pro et ne voulaient surtout pas quitter ce monde. Ils adoraient ça. Il m’a fallu cinq ans avant de retrouver cette passion, et c’est tout récent.
JH: Il t’arrive de repenser à Bobby le compétiteur en te disant qu’il s’agit d’une autre personne ?
BM: C’est comme si c’était une autre vie. Je n’arrive même pas à comprendre comment j’ai pu être cette personne et faire ce que je faisais. Je me dis «Mais comment j’ai bien pu faire ça ? C’était vraiment moi ?». J’ai conservé tous mes trophées, mais ils sont dans une malle, dans la chambre de ma fille. Je ne les sors pas. On ne trouve rien qui se rapporte au surf dans ma maison. Rien. Pas de magazines, rien. Rien dans ma vie, présente ou passée, ne pourrait te faire dire en rentrant chez moi: «Ah ok, ce gars doit être surfeur»
JH: Tu dis que tu avais atteint un point où tout te faisait horreur sur le circuit pro, mais te reste-t-il tout de même des bons souvenirs de cette époque ?
BM: Il me reste de bons souvenirs, mais ils n’ont aucun rapport avec le surf. Je réalise aujourd’hui que remporter une compétition est tellement inutile, vain. Cela ne signifie absolument rien. Les choses qui me tiennent à cœur, c’est rencontrer une personne en voyage et rester en contact avec elle par la suite. Bien sûr que le surf m’a tout donné, mais les souvenirs qui me reviennent en tête, ce n’est pas «Ah, j’ai signé un 10/10 dans cette série» ou «J’avais super bien surfé lors de cette compet et j’ai gagné».
JH : Mais as-tu pris du plaisir en surfant à cette époque ? Des sessions ou des vagues en particulier…
BM: Non. À cette époque, durant toute ma carrière de pro, je n’ai à aucun moment retiré de satisfaction. Je détestais ça. Je n’aimais même pas surfer dans ces conditions. J’ai aimé ça uniquement quand je surfais bien, car c’est comme si j’avais l’impression que je devais me sentir bien dans ma peau pour réussir. Et donc, ma vie tout entière, quand je participais aux compétitions, il n’y avait aucun plaisir… jamais. Je détestais le surf, voilà tout. J’ai pris les meilleures vagues de ma vie et tout ce que je ressentais était de la rancœur car je ne surfais pas pour les bonnes raisons.
JH: Aujourd’hui la boucle est bouclée.
BM: Je me fiche totalement de savoir si je surfe bien désormais. Je vais à l’eau et je m’amuse. J’y vais par pur plaisir aujourd’hui. Quand je repense à ce qui me plaisait dans le surf lorsque j’étais gamin, je me souviens que ça me faisait oublier tout le reste. Tu es là dans l’eau, seul avec toi-même. Il y a quelque chose de magnifique là-dedans. Toutes les conneries restent à terre. Tu trouves une forme de sérénité. Toute la quiétude dans le surf provient de là.
Traduction David Bianic
Paru dans le Surfer’s Journal 124