Keala Kennelly est étendue sur une table d’opération. Une forte odeur de désinfectant flotte dans l’air, masquant celle émanant des seaux de fluides sombres aperçus dans le couloir quand les infirmières l’ont transportée ici en urgence. Elle voit les ombres floues de personnes alentour, mais surtout elle entend les cris qui résonnent dans cet hôpital décati. Quelque part en elle, l’organe en forme de ver, connu sous le nom d’appendice, s’est rompu, diffusant une bile toxique au sein de ses organes vitaux, et lui fait vomir un liquide noir. Dans un anglais approximatif, le docteur explique qu’il doit opérer immédiatement, avant qu’il ne soit trop tard. C’est là qu’elle se met à sangloter.
Ce n’est pas la Keala Kennelly qui a dompté Teahupoo et Pipeline, ni la surfeuse qui a refusé d’être enfermée dans les stéréotypes de ce que les femmes peuvent faire ou pas. Ce n’est pas la Keala Kennelly qui s’est révélée intrépide aux yeux du monde et réservée avec ses concurrentes. La personne qui est allongée sur la table d’opération est plutôt une version bien plus jeune d’elle-même, terrifiée, seule avec elle-même et proche de mourir.
«Cet instant fut pour moi un vrai tournant», se souvient Kennelly, aujourd’hui âgée de 38 ans. «J’étais au Costa Rica pour un WQS une étoile, quand mon appendice s’est rompu et qu’on m’a embarquée d’urgence à l’hôpital le plus proche. Je me souviens avoir pensé que j’avais passé toutes ces années sur le tour à côtoyer toutes ces filles, que j’étais à demi-morte et que pas une seule ne s’en souciait, car je ne m’étais jamais ouverte pour exposer qui j’étais vraiment».
Kennelly ne participe plus au world tour. Elle a laissé tout cela derrière elle il y a une dizaine d’années, délaissant aussi la carapace qu’elle s’était forgée depuis l’enfance. Elle a plutôt choisi de se concentrer sur le surf de gros, repoussant ses propres limites dans les arènes sélectives que sont Puerto Escondido, Jaws et Teahupoo (cette dernière tentant de la tuer à deux reprises). Elle est également devenue une militante du féminisme et de la communauté LGBT (lesbian, gay, bi et trans, ndlt), un monde à part d’un milieu du surf cloîtré. Ce n’est pas toujours aisé d’enjamber un tel fossé. —Will Bendix
Will Bendix J’ai lu dans un de tes premiers portraits que tu disais venir d’une famille éclatée, que ta mère n’était pas présente. Comment cela t’a-t-il affectée dans ta jeunesse à Kauai ?
Keala Kennelly Ouais, je me souviens de cet article. Il faisait passer ma mère pour une maman horrible qui ne fut pas là pour moi. Mais ce n’est pas la vérité. Je viens d’une famille aimante et très attentionnée. Toute ma famille surfait. J’ai grandi sur la plage, à jouer dans l’océan avec mes deux frères et tous les gars du coin, les frères Irons, Dustin Barca, Danny Fuller, Kamalei Alexander…
WB Qu’est-ce qui t’as attirée vers le surf de gros ?
KK C’est le fait de surfer avec les gars de Kauai qui m’a poussée vers des vagues plus grosses et plus puissantes. Nous tentions toujours de nous dépasser, d’envoyer plus gros. Et puis nous avions Laird Hamilton, Kala Alexander et Titus Kinimaka comme modèles, et aussi mon père (Brian). Il était toujours à l’eau les jours les plus gros à la baie (Hanalei, ndlt). Aujourd’hui, mon père est un gamin de soixante ans surmotivé par le surf. Il adore cela plus que tout au monde et il nous a transmis cette passion, à mes frères et moi. En fait je suis une fille à son papa.
WB Et les frères Irons ? Il fallait se bouger pour arriver à les suivre, non ?
KK Andy et Bruce étaient pour moi comme des frères, dans tous les sens du terme, ce qui veut aussi dire qu’ils étaient souvent sans pitié pour me charrier (rires). Il se trouve qu’à Kauai, les gamins sont très durs entre eux. Enfoncer les autres est comme un sport pour eux, un loisir, un moyen de se divertir. Donc j’ai dû encaisser beaucoup de taquineries et de vexations, surtout si je battais l’un d’entre eux en compétition. Un jour j’ai battu Andy et il n’a plus voulu me parler pendant des semaines ! C’était parfois dur d’être la seule fille au milieu de tous ces gars. Mais de les avoir sur le dos m’a rendue plus forte. Ils m’ont poussée à être meilleure à l’eau. Mais c’est clair que je les ai poussés aussi.
WB Comment étaient tes années de lycée sur la côte est de l’île ?
KK Pas de doute que Kapaa High était connu pour être dur. Laird y avait été et s’était souvent battu, tout comme mon frère, donc je savais à quoi m’attendre. J’ai participé à bon nombre de bagarres, mais j’ai compris que les autres tentaient de vous bousculer, vous intimider et vous menacer jusqu’à ce que vous leur teniez tête.
WB Te souviens-tu de ta première bagarre ?
KK Ouais, c’était avec ce type qui, à la pause déjeuner, n’arrêtait pas de me traiter de choses horribles, de noms que je n’avais jamais entendus. Transexuelle. Lesbienne. Gouine. Il me disait que je ne pouvais pas m’asseoir avec les surfeurs car j’étais une fille. Donc je lui ai balancé son plateau déjeuner à la figure. Cela l’a enragé et il m’a envoyé mon sandwich en pleine tête. Les coups de poings allaient partir quand la sécurité nous a séparés.
WB En quoi cela a forgé ton approche du circuit pro ? Car tu es passée pro très jeune…
KK Oui, j’avais 17 ans. Je pense que cela m’a rendue dure et distante. J’avais dû me fermer pour me protéger, ce qui est contraire à ma nature, car je suis plutôt quelqu’un de très ouvert. Cela m’a conditionnée à avoir une façade dure, à ne jamais montrer mes sentiments. Cela m’a plutôt servie en compétition, car j’étais capable de garder une distance avec mes concurrentes, à ne pas trop sympathiser. Mais en même temps j’étais très seule. J’ai passé beaucoup de temps sur le circuit à être livrée à moi-même.
WB Tu as déclaré que, depuis un très jeune âge, tu savais que tu aimais les filles. Savoir que tu es homosexuelle a-t-il contribué à cette impression de solitude ?
KK C’est clair. J’ai vu comment les lesbiennes, ou celle présumées gays, étaient traitées sur le circuit, c’était horrible. Elles étaient comme des citoyennes de second ordre. Les choses que les gens disaient dans leur dos étaient dures à entendre, mais j’approuvais, juste pour ne pas éveiller les soupçons me concernant.
WB Pourquoi cela ?
KK J’étais terrifiée à l’idée que quelqu’un découvre mon «sale petit secret» et que je devienne une paria. Je crois que j’avais surtout peur de perdre mes sponsors et de griller mes chances d’avoir le titre mondial. Cela a généré au fond de moi une homophobie et un dégoût de ma personne, ce qui n’était pas sain du tout. Du style, dès la fin d’une compétition, j’avais hâte de m’enfuir loin du tour, d’aller dans une grande ville où tout le monde se fichait de mon homosexualité, où je ne me sentais pas observée à la loupe.
WB Et comment cela a changé ?
KK Quand j’ai failli mourir au Costa Rica, ce fut un vrai tournant pour moi. C’est comme si les docteurs avaient coupé le côté dur en moi et l’avaient laissé sur la table d’opération. Après avoir survécu à cette épreuve, j’ai baissé la garde et je suis devenue plus ouverte.
WB Cela n’a pas dû être aussi facile…
KK Effectivement, ce fut une progression, où je suis lentement devenue plus à l’aise avec moi-même. J’ai commencé à m’aimer et à m’accepter comme une personne homosexuelle. J’ai arrêté de me soucier de ce que pensent les autres, le circuit et le milieu du surf. Comprends bien que je ne suis pas sortie du placard en agitant des drapeaux arc-en-ciel. J’ai juste simplement arrêté d’en faire des tonnes pour le cacher. Mes dernières années sur le tour, en gros tout le monde savait que j’étais homo. Mes sponsors le savaient plus ou moins, mais nous n’en parlions pas. C’était un peu, «on ne demande pas, on ne dit pas», et du moment que je n’en parlais pas dans les media, la relation durait.
WB Je suis content que tu parles des sponsors. Tu as souvent critiqué le surf business comme étant sexiste et conservateur. Penses-tu que parler librement et que les choix que tu as faits aient impacté ta carrière ?
KK Je crois, oui. J’aurais pu gagner beaucoup plus d’argent si j’étais restée dans le placard et j’avais joué le jeu un peu plus longtemps. Quand j’ai commencé à vivre ma sexualité plus ouvertement, j’ai perdu la plupart de mes contrats et depuis je lutte afin de poursuivre ma carrière de surfeuse pro. Mais c’est le surf business qui doit changer, pas moi. En un coup d’œil, on constate que la majorité des marques n’affichent qu’un type de femme: jolie, féminine, hétéro et plus un look de mannequin que d’athlète. Chez les hommes, l’accent est toujours mis sur la performance. C’est le standard double. Si vous êtes surfeuse professionnelle et que vous ne collez pas à cette image, en gros vous n’aurez aucun sponsor.
WB Agirais-tu différemment si tu pouvais revenir en arrière ?
KK Non, enfin… j’en sais rien. J’ai essayé d’être girly. J’ai tenté d’être féminine. Ce n’est pas moi. Ce n’est pas qui je suis. Je tentais d’être ce que je ne suis pas, et je n’aimais pas cette impression. Mais je n’aime pas non plus regarder en arrière et regretter les choses. A choisir, j’aurais été l’opposé. Je pense que j’aurais arrêté de cacher qui je suis plus tôt.
WB Alors que fais-tu pour gagner ta vie ?
KK Je fais DJ dans des soirées, j’assure des livraisons, je repeins des maisons, donne des cours de surf ici et là. Je fais des tas de choses pour gagner de l’argent, et aussi la liberté de ne pas être liée à un job de 9h à17h afin de traquer la houle de temps en temps, surtout à Teahupoo.
WB C’est cette vague qui fait ta renommée à de nombreux égards. Comment décrirais-tu ta relation avec Teahupoo ?
KK C’est toutes les émotions. Amour, peur, allégresse, terreur. Avec elle je me sens très connectée à l’univers.
WB Qu’entends-tu par là ?
KK Bon, je ne suis pas croyante. Je suis spirituelle. Je suis agnostique… mais je crois qu’il existe quelque chose de plus grand qui me dépasse, une chose qui dépasse notre entendement. Je ressens cela très vivement quand je surfe, que je suis connectée à quelque chose de plus grand, ou connectée à toutes choses à la fois, je ne sais pas si cela a un sens ?
WB Tout à fait, surtout quand tu parles d’une vague comme Teahupoo. Te souviens-tu de la première fois que tu l’as surfée ?
KK Ouais, c’était en 1998 ou 99. Je savais que c’était gros, mais sans réaliser à quel point. Je pensais qu’il y avait 2,50 mètres, mais c’était plus dans les 4 mètres ! J’ai ramé pour une vague plus petite qui n’a même pas cassé. Quand je me suis retournée, cette énorme série m’arrivait dessus. Je me suis fait démonter, plaquée sous deux vagues. J’ai failli y passer. Quand je suis enfin remontée, ma planche était en miettes. J’ai réussi à ramer jusqu’à la passe sur un morceau de planche, puis je suis restée assise là, à trembler. J’ai eu la peur de ma vie. Il m’a fallu un an pour retrouver le courage d’y surfer.
WB Et puis tu as eu cette chute sur le récif, le visage marqué…
KK Ouais, c’était bien plus tard, en 2011. Et il m’a fallu deux ans pour y retourner après cela.
WB Comment peut-on arriver à surmonter cela ?
KK C’est toujours là, tapi au fond de ma mémoire. Mais cette sensation quand tu te fais expulser d’un tube géant à Teahupoo, il n’y a pas d’égal. Si je n’y retournais pas affronter mes peurs, jamais plus je n’allais ressentir cette sensation. Et cette éventualité est devenue plus terrifiante que la peur que cela tourne mal.
WB Tu es souvent décrite comme sans peur. Qu’en penses-tu ?
KK Je ne suis pas d’accord. La peur est une bonne chose. Elle contribue à te maintenir en vie. Avoir peur, c’est savoir qu’il y a des conséquences sérieuses. Etre sans peur, c’est être ignorant de ces conséquences, et c’est très dangereux. Je crois que je sais bien calculer les risques face à telle récompense, et quand je sens que le risque est trop élevé, cela ne me pose aucun problème de rester posée sur la plage. Je n’ai pas d’égo à ce niveau-là, car c’est ma vie qui est en jeu.
WB Et à quand remonte la dernière fois que tu as préféré passer ton tour ?
KK Au Mexique, énorme Puerto. Cela fermait à 99%, avec juste de très rares tubes jouables. Ce ratio ne m’inspirait pas du tout.
WB Donc tu penses à la mort quand tu es à l’eau ?
KK C’est clair, je pense beaucoup à la mort. Je pense à ma famille, à mes amis, à ceux que j’aime, à mon amie. Jamais je ne voudrais leur infliger ce genre de souffrance. C’est ce que je crains le plus. C’est ce qui me fait tenir et lutter pour remonter à la surface et respirer.
WB De quoi d’autre as-tu peur ?
KK De perdre ceux que j’aime le plus, de mourir avant d’avoir accompli tout ce que je souhaite faire. Et d’être coincée dans une pièce remplie de serpents, façon Indiana Jones. J’ai une peur bleue des serpents !
WB Tu as remporté le WSL Big Wave Award de 2016 pour le tube de l’année, devant des gars comme Ian Walsh et Greg Long. Cela avait-il un goût de revanche ?
KK Tout à fait. Au cours de ma vie et de ma carrière, il y avait beaucoup de gens pour me dire ce que je pouvais faire ou pas, car je suis une femme. Cela m’a toujours poussée plus haut, pour prouver qu’ils ont tort et tenter d’être meilleure. Donc ce fut cool pour moi de voir que c’était vraiment possible.
WB Que de chemin parcouru depuis les moqueries des boys à Kauai.
KK Ouais, mais c’est marrant. Il y a quelques années, je surfais à Moorea (Tahiti) avec mon frère Gavin et quelques gars d’Oahu et Kauai, quand Bruce s’est pointé sur la plage. C’est là que j’ai eu ce beau tube, un très long barrel backside. J’ai dû pomper sur trois ou quatre sections différentes et suis sortie à la fin. Bruce est arrivé au pic m’a dit, «Joli tube, Lala !». Puis il est allé en parler à tous les autres gars. «Vous tous qui êtes backside, KK a sorti un tube qui vous met le nez dans le caca, les gars !», leur a-t-il dit en se marrant. A partir de ce moment, cette session relax avec les boys est devenue une vraie compet’ pour prouver à Bruce qu’il avait tort. Cela m’avait ramenée directement à mon enfance (rire).
WB Y a-t-il autre chose que tu souhaites accomplir en surf ?
KK Oui, par contre je ne parle pas trop de ce que je vais faire, mais plutôt une fois que c’est fait.
Traduction Pascal Dunoyer
Paru dans Surfer’s Journal 123