Cet entretien a été réalisé et publié, il y a trente ans, dans Surf Session (n°43) en 1991. Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia, était venu alors passé l’hiver sur la côte basque, avec sa femme, Malinda, et ses jeunes enfants, Fletcher et Claire, dans le but de leur faire vivre une expérience à l’étranger et qu’ils apprennent un peu le français, qui fut la première langue de leur père, même s’il en perdit après l’usage. Il loua alors une maison pour plusieurs mois à Guéthary. Un ami commun nous fit nous rencontrer et nous avons tissé une amitié, partageant nombre de sessions de surf et de discussions à refaire le monde. A ce moment-là, c’étaient les débuts de la création de Surfrider Foundation Europe et Yvon Chouinard, par sa connaissance de la question environnementale tout comme des problématiques d’entreprise et d’association, nous fut de bon conseil.
A la relecture de cet entretien, l’acuité et la pertinence des propos d’Yvon Chouinard sont d’une évidente actualité. A notre demande, il nous accorda l’autorisation de republier l’interview dans laquelle il raconte son parcours de surfeur et de grimpeur, et la création de
Patagonia, alors peu connu en France en dehors de Chamonix. Depuis, la marque est de célébrité mondiale, exemplaire d’une entreprise qui s’est développée tout en restant fidèle à son engagement écologique (et féministe) de départ, tant par ses produits dont la conception vise la durabilité avec le moins d’impact de production, que par ses actions sociétales via l’entreprise elle-même et via les associations-actions que celle-ci soutient.
En 2005, Yvon Chouinard publia Let my people go surfing *, racontant son histoire d’un chef d’entreprise pas comme les autres. Le livre connaît toujours le succès. Aujourd’hui Patagonia a un chiffre d’affaires global estimé à environ un milliard de dollars (plus de deux mille employés et seulement 4 % de changement annuel de personnels), avec le slogan publicitaire (dans The New-York Times,
en 2011) à la fois provocant et sincère «If you don’t need it, don’t buy it». Ce qui prouve, sans en faire un modèle parfait, qu’on peut agir et gagner autrement dans le monde des affaires, comme pour le bien (durable) de notre présence avec la planète. Aujourd’hui Yvon Chouinard a 82 ans et conserve, avec les siens, Patagonia dont il avise toujours la stratégie. Il surfe un peu moins avec le monde à l’eau mais trouve sa sérénité en pêchant à la mouche, sans perdre le sourire.
“Si je garde mon entreprise, c’est que je peux
m’en servir comme d’une machine de guerre dans
notre défi de sauvegarder la nature.” — YC
Le 14 septembre 2022, Yvon Chouinard, 83 ans a annoncé que sa société ne serait ni vendue, ni cédée en héritage, appartiendrait à la planète via une structure dont les dividendes seront reversées pour la défense de l’environnement. Lire.
GS Chouinard, c’est un nom qui a une consonance française…
YC Je suis né aux Etats-Unis dans un petit village de l’Etat du Maine, sur la côte Est. Un village où on ne parlait que français. Jusqu’à sept ans, ma langue était le français. Mon père est Québécois et ma mère native du Maine. Ils parlaient français comme beaucoup de gens de cet état, à cette époque.
GS Est-ce là-bas que vous avez pris goût à la nature ?
YC Non, plus tard. En 1946, j’avais sept ans et ma famille et moi avons déménagé en Californie près de Los Angeles. Quand je suis arrivé là-bas, je ne parlais pas un mot d’anglais. Aussi j’ai eu un peu de mal à m’intégrer et, à la sortie de l’école, plutôt que d’aller jouer au foot avec les autres, j’allais me balader en forêt seul ou avec un copain. C’est à ce moment-là que j’ai appris à découvrir et à aimer la nature.
GS Vous avez été autant attiré par la mer que par la montagne ?
YC Oui. Toute ma vie j’ai pratiqué le surf autant que l’escalade. J’ai commencé à surfer en 1954, à l’âge où j’étais en high-school. Mes premières vagues, je les prenais en bodysurf. Après j’ai shapé ma première planche. J’ai acheté du balsa et je l’ai faite.
GS Avez-vous connu les «beach boys surfers» célèbres de l’époque comme Greg Noll ?
YC J’ai appris à surfer à Malibu. Ce n’était pas aussi bondé qu’aujourd’hui. A 18 ans, j’ai commencé à travailler comme détective privé, à mi-temps. Mon lieu de travail était Hollywood avec toutes les stars ! Mon frère travaillait pour Howard Hughes, le grand producteur de cinéma qui avait un grand nombre de starlettes sous contrat qu’il fallait surveiller. Et j’étais l’espion ! Mais une fois finie la mission de la journée, je partais surfer. Il y avait peu de surfeurs alors et quand vous croisiez une voiture avec des planches, par le pouce dirigé vers le haut ou le bas, on s’annonçait la qualité des vagues. A Malibu, on retrouvait les mêmes surfeurs. Bien sûr il y avait Miki Dora, pas encore légendaire mais vraiment casse-pied dans les vagues ! Ce n’était pas drôle de surfer avec lui. Quelqu’un comme Mike Doyle était plus sympathique.
GS A ce moment-là le surf était-il essentiel pour vous ?
YC J’ai toujours été très divers dans le sport. A ce moment-là le surf était un des sports que je pratiquais. Ce n’est que plus tard que je me suis rendu compte à quel point il était essentiel dans ma vie. Je faisais alors aussi beaucoup d’escalade. Passionné par les faucons, j’ai appris à grimper pour les voir de plus près…
GS Votre vie alors était celle de beaucoup de surfeurs: petits boulots et du temps libre pour surfer, s’échapper dans les vagues ou à la montagne…
YC Tout à fait. Avoir du temps libre a toujours été une des principales
directives de ma vie. Je n’ai jamais rêvé d’être un businessman. Je ne respectais pas les businessmen. Je savais trop que quand on devient businessman on travaille toute sa vie comme un dingue. Personnellement je ne voulais en rien abandonner ce qui me passionnait.
GS Mais vous l’êtes devenu d’une certaine façon. Patagonia c’est plus de cent millions de dollars de chiffre d’affaires. Avez-vous fait des études avant dans le business ?
YC Non je n’ai pas été faire une
business school. Quand je faisais beaucoup d’escalade, j’ai acheté un livre sur le métier de forgeron et j’ai appris à forger pitons et mousquetons. J’ai commencé à produire et à vendre du matériel d’escalade tout en continuant à mi-temps mon boulot de détective privé…
GS Etes-vous devenu artisan forgeron un peu comme beaucoup de surfeurs, habiles de leurs mains, devenaient shapeurs pour être libres de surfer quand ils veulent ?
YC Tout à fait. Du reste assez tôt j’ai été associé à quelqu’un et on se partageait le boulot. Je travaillais une partie de l’année pendant qu’il voyageait. Et inversement je partais grimper aux différents coins de la planète pendant qu’il prenait la relève. C’était dans les années 1960. A cette époque-là je venais souvent en Europe. A Chamonix où j’ai fait la plupart des grandes courses, car à la différence des grimpeurs américains surtout axés sur la falaise, j’aimais l’alpinisme, la haute-montagne.
Pour l’anecdote lors d’un de mes séjours à Chamonix, je suis venu deux jours à Biarritz. C’était en plein été, malheureusement il n’y avait pas de vagues. Alors je suis reparti dans les Alpes. Je faisais beaucoup d’escalade sur glace et j’ai écrit un livre sur la technique de cette discipline. A cette époque-là, je grimpais avec des gens comme André Contamine.
GS A la fin des années 1960, un Américain devint célèbre à Chamonix, Gary Hemmings, grimpeur-voyageur. Le connaissiez-vous ? Dans sa démarche, il était assez semblable à des pionniers du North Shore comme Greg Noll, Pat Curren, Peter Cole…
YC Oui, il travailla même pour moi au magasin d’escalade que j’avais. Je le connaissais bien. Oh oui, c’est la même mentalité ! Non pas des sportifs mais des passionnés. Une question de choix de vie. Aussi un alpiniste et un big wave rider ont le même langage.
GS Et le surf, vous en faisiez toujours autant ?
YC Mon magasin était à deux heures de route de l’océan. Dès que je pouvais, je partais surfer. Mais j’en ai eu assez de passer autant de temps dans ma voiture, l’hiver. L’été je me consacrais à l’escalade. Alors en 1965, j’ai déménagé mon magasin à Ventura, sur la côte, à deux pas des vagues.
GS Mais n’était-ce pas plutôt un surfshop qu’il valait mieux ouvrir à Ventura plutôt qu’une boutique de pitons ?
YC Certes il y a plus de surfeurs que de grimpeurs,. Mais j’avais ma clientèle. Mes produits avaient acquis une certaine réputation et j’en vendais une bonne partie par correspondance.
GS Le surf comme l’escalade ont beaucoup évolué depuis les années 1960…
YC Ce sont des sports assez différents. L’engagement n’est pas le même. En escalade il est assez facile de «s’illusionner» sur son niveau. Beaucoup de voies sont équipées (…) En surf c’est impossible de tricher avec soi-même. En ce sens, c’est le sport le plus pur que je connaisse. Une vague de 25 pieds à Waimea en 1958, trente ans plus, reste une vague de
25 pieds. Et si le surf a évolué, ce dont on se rend compte quand on voit les pros, il reste qu’il n’y a aucun moyen de rendre Waimea plus facile. Encore une fois, le surf est le plus pur de tous les sports. (Propos tenus avant l’arrivée du surf tracté en 1993, propulsant Laird Hamilton et consorts à Jaws, ndr).
GS Toute votre vie vous avez surfé. Avez-vous un souvenir de surf
particulièrement fort ?
YC Autrefois le surf était plus aventureux. C’était le début, on découvrait. On se lançait sans trop savoir. Et à Ventura, il y a un spot Ventura Overhead qui marche par gros swell, très au large comme Parlementia. A l’époque on y surfait en hiver sans combinaison et sans leash. Si un ami perdait sa planche, vous deviez l’accompagner pour la récupérer car l’eau était si froide. Mais c’était excitant. Je me rappelle un jour c’était assez gros, trois, quatre mètres, et surtout il y avait du brouillard. On entendait le swell mais on ne le voyait pas arriver. C’était un challenge, cela nous excitait. Un de nous perdit sa planche et on ne l’a jamais retrouvée. Lui réussit à atteindre le bord. L’autre souvenir de cette époque est la découverte de nouveaux spots. Aller au Ranch en 1958 et découvrir ces vagues, c’était une aventure.
GS Vous avez surfé toute votre vie et même si vous n’aimez pas les businessmen, vous l’êtes devenu. Quand a commencé l’aventure de Patagonia.
YC En 1970, avec notre production de matériel d’escalade nous fournissions une large partie du marché de la grimpe aux Etats-Unis. Surfeurs et grimpeurs travaillaient pour moi. Dès qu’il y avait des vagues on fermait boutique…
GS Cela a toujours été votre
philosophie de travail ?
YC Toujours… Donc nous produisions ce matériel, mais la qualité était telle que nous ne faisions pas de bénéfice. C’est alors que j’ai décidé de faire des vêtements de sport, suivant de même principe que j’appliquais pour le matériel d’escalade: avant tout fonctionnel et solide. Et j’ai commencé à produire des vêtements comme le forgeron que j’avais été. Aussi le premier short que nous avons fait, nous l’avons taillé dans de la toile de voile de bateau. Il tenait debout tout seul ! Il fallait le laver vingt fois pour le rendre plus souple. On l’appela du coup le «stand-up short» !
GS Pourquoi ce principe ?
YC Nous étions forgerons et ne connaissions rien aux vêtements ! (Rires). Mais ce short fut apprécié des grimpeurs. Ils avaient la même mentalité que nous. La rudesse de la montagne qui impose que les choses soient solides et durables. Et c’est ce qui fut la philosophie de toute production par la suite.
GS Mais la gamme de produits
de Patagonia est devenue plus souple !
Patagonia un nom, donc dûment choisi.
YC Oui, tout à fait.
GS Avez-vous été en Patagonie ?
YC Plusieurs fois… En 1968, je suis parti en van de Californie jusqu’à la pointe Sud du continent américain. Six mois de voyage avec planches de surf, skis, matériel de grimpe… On était quatre. C’est ainsi que je découvris pour la première fois la Patagonie.
GS Comment avez-vous pu conserver votre vie de surfeur à la tête d’une société qui grossissait de plus en plus ?
YC J’ai dû accepter le fait que je devenais businessman ! Et j’ai compris que si je le devenais, je le deviendrai selon mes propres principes, selon mes propres termes, mes propres règles. S’il fallait que je sois un businessman comme les autres, cela ne pouvait pas marcher. Ma force ne pouvait être là. J’aime casser les règles. Donc il fallait que je me place, que j’avance différemment.
GS Quelle est la principale règle de business que vous avez refusée d’appliquer ?
YC Celle de travailler tous les jours ! (Rires). Non, j’avais décidé de conserver mon temps libre. Egalement la première chose que j’ai faite, fut de chercher des femmes compétentes pour assurer la marche de l’entreprise… Des femmes dirigeantes.
GS Pourquoi spécialement des femmes ? A l’époque on ne peut pas dire qu’on les valorisait dans le monde du travail ?
YC Si j’ai décidé de placer des femmes aux postes-clés de mon entreprise, c’est parce que j’avais besoin d’avoir là des gens à qui je pouvais faire confiance, qui n’allaient pas s’en aller ailleurs au bout de deux ans, et qui seraient capables de tout m’expliquer sur ce qui se passe quand je ne suis pas là. Et pour moi, les femmes répondent plus à ce profil que les hommes. Les femmes savent mieux travailler en équipe que les hommes, trop attachés à tirer la couverture à eux, à fonctionner individuellement, à courir après de meilleurs gains. Un homme, planté d’un gros égo, est toujours persuadé d’avoir la bonne réponse aux problèmes. De ce fait il ne va pas chercher à communiquer. Il va faire la chose dans son coin. Mon but étant de mener l’entreprise en groupe et d’en partager le succès, la communication est essentielle et les femmes ont un meilleur sens de la communication.
C’est une seconde règle de business que j’ai refusée, celle qui dit «les hommes dirigent, les femmes suivent». A Patagonia, 70 % du personnel est féminin, et à des postes de direction.
GS Pour revenir à la première règle que vous avez brisée, quand un patron s’offre du temps libre pendant que les employés bossent, cela ne créent pas des tensions ?
YC Non, car il s’agit de savoir ce qu’est le boulot d’un patron. Assis toute la journée à son bureau ou à l’affût à l’extérieur de ce qui peut faire avancer son business. Mon boulot est d’être dehors. Patagonia ne cherche pas à avoir un Curren pour porter ses vêtements, ne cherche pas à avoir des athlètes pour promouvoir ou tester ses produits. Nous le faisons nous-mêmes. Nous sommes suffisamment compétents en grimpe, kayak, ski, surf pour analyser la qualité de nos produits. Aussi mon job est là, tester nos vêtements et trouver de nouvelles idées pour les améliorer.
De voyager pour me rendre compte de ce qui se passe, pour ramener des idées d’ailleurs… Je vais au Japon tous les ans pour ne pas être surpris du futur !
GS En fait c’est le bon job !
YC C’est le mien. Notre compagnie est différente des autres. Nous ne cherchons pas à copier ou à nous placer par rapport aux vêtements d’autres marques. Nous veillons à conserver notre singularité, à ce que chacun de nos vêtements ait sa particularité propre. Dès lors nous devons trouver des idées ailleurs que là où les autres les trouvent… C’est ainsi que nous restons uniques.
GS Au sein de votre entreprise vous avez toujours veillé à ce que votre personnel soit heureux. D’où par exemple votre «surfing break».
YC Qu’un employé aille surfer ne me dérange pas tant que son boulot est fait et qu’il ne gêne pas quelqu’un d’autre par son absence. En le laissant aller surfer, je sais qu’il restera tard le soir s’il le faut. J’ai appris à croire en l’honnêteté des gens que j’ai embauchés. Nous avons une garderie pour les enfants. Les femmes qui travaillent à Patagonia peuvent aller voir leur enfant à tout moment… Je n’ai jamais eu de problèmes. Personne n’a essayé de tirer avantage de la situation. Mon pari est qu’ainsi les gens restent dans l’entreprise. On forme un peu une tribu, bien que chacun ait sa propre personnalité, sa propre vie. De la sorte les choses se régulent d’elles-mêmes. On n’a pas besoin de pointeuse ou de contremaître. Les gens travaillent parce que les autres travaillent, et c’est un rapport d’honnêteté et
d’amitié. De l’extérieur, on a l’impression que personne ne fout rien. Certains arrivent pieds nus, d’autres super habillés, les gens se marrent, mais ils accouchent d’un sacré boulot.
GS Patagonia fait très peu de publicité. Sa notoriété, elle l’a acquise par ses produits. Malgré tout vous versez beaucoup d’argent auprès d’associations diverses agissant pour l’environnement. De ce fait, on parle
beaucoup de Patagonia aux Etats-Unis.
YC Sans aucun doute le fait de donner de l’argent à ses associations nous a fait beaucoup connaître. En plus cet argent sert à quelque chose. Quand nous donnons des vêtements à Greenpeace lorsqu’ils sont en mission, non seulement nous soutenons leurs actions mais également nous marquons notre image. J’ai deux personnes qui s’occupent de gérer cet argent, de sélectionner les associations (450 personnes impliquées pour cette même tâche, en 2019, ndr), car c’est une grosse somme de l’ordre du million de dollars l’année dernière. Mais une fois qu’on fait confiance à l’association, on n’est pas là à surveiller ce qu’ils font de l’argent qu’on leur donne. Ce qu’il faut dire, c’est que le système de détaxe de ces dons aux Etats-Unis génère une réelle dynamique de ces associations, alors qu’en France on a un peu tendance à ce que ce soit l’Etat qui considère le problème.
GS Compte tenu des problèmes graves de l’environnement aujourd’hui, vous semblez plutôt pour la méthode forte.
YC Chaque association agit à sa guise, chacune mène son combat selon sa stratégie. Mais il est sûr que l’urgence est telle qu’il n’y a pas de temps à perdre. En ce sens nous sommes pour une certaine radicalité. Nous soutenons par exemple Earth First qui mène des actions parfois spectaculaires à la limite de la légalité. Mais qui est le plus illégal ? Celui qui ne fait rien contre la
pollution qui se déverse dans des fleuves, dans l’océan ou celui qui s’enchaîne aux arbres qu’on s’apprête à couper sans précaution d’en replanter ?
Vous savez je pourrais vendre
Patagonia et être très riche jusqu’à la fin de mes jours. Mais si je garde mon entreprise, c’est que grâce à elle j’ai un certain pouvoir. Je peux m’en servir comme d’une machine de guerre en servant d’exemple dans notre défi de sauvegarder la nature. Je ne cherche pas à pousser à la consommation en vendant des vêtements. Une chemise Patagonia, on en achète une ou deux, un peu plus chère que les autres, mais qui durera plus longtemps, toute une vie. On s’en séparera en la donnant à quelqu’un d’autre. Et avec un tel produit on a gaspillé moins de matière. Une chemise de coton telle qu’elle est produite actuellement de façon normale nécessite plus de vingt litres de pétrole. Affolant ! A Patagonia nous étudions désormais, à chaque stade de notre production, toute la matière utilisée afin de remédier au gaspillage par d’autres moyens. Un exemple, nous faisons désormais nos boutons de chemises en Tagua, sorte de noix qu’on récolte dans la jungle en Equateur. De la sorte non seulement on ne gaspille ni ne pollue la nature avec des boutons en plastique et, en plus, on prouve l’utilité de la jungle et de ses arbres.
Je suis assez pessimiste sur l’avenir, mais cela ne m’empêche pas de réagir. J’ai assisté à la destruction de trop d’endroits merveilleux.
Après cet entretien en 1991, Yvon Chouinard et sa femme Malinda, n’ont eu de cesse, au sein de leur entreprise, d’insuffler et de mettre collectivement en pratique les principes écologiques et sociétaux les guidant dans leur existence. Ce qui a donné, entre autres: de 10 % des bénéfices, l’entreprise passe au fameux «1 % pour la planète» (ce qui oblige à donner même en cas de déficit) et popularise cette initiative dans le monde des affaires (depuis 1985, ce sont 116 millions de dollars donnés aux associations par Patagonia. Les 10% de baisse de taxes sur les entreprises décidés par Trump en 2017 sont alloués aux associations); l’entreprise accorde du temps libre à l’employé pour œuvrer auprès d’une association en échange du même temps bénévole de l’employé sur son propre temps libre; laine polaire puis tissu, pour partie croissante à partir de plastique recyclé (en 2019, en moyenne un produit Patagonia équivaut à 52 % en organique-recyclé et
48 % en nylon-polyester); planches de surf Fletcher Chouinard, en polystyrène recyclé et résine epoxy; combinaisons en Yulex, caoutchouc naturel; ambassadeurs engagés (Dave Rastovich, Léa Brassy…); de 2008 à 2020 une femme, Rose Marcario est successivement directrice financière puis Pdg, doublant le CA par la consolidation et l’innovation de la stratégie d’engagement, de transparence, de qualité de Patagonia, tout en assumant publiquement son homosexualité (47 % des cadres sont des femmes, en 2019); mise en place d’un service de réparation, recyclage, remise en vente (Worn Wear); éthique de la chaîne de
production (Fair Trade); après la mise en avant de combats écologiques (pollution, biodiversité…), celle de la mise en place de solutions (recyclage, énergie verte…); arrêt de toutes publicités sur Facebook,
Instagram… jugés pas assez combatifs contre les propos haineux et racistes sur les réseaux… Plus d’infos, taper Annual Benefit Corporation Report Patagonia dans votre moteur de recherche; voir aussi interview Ryan Gellert, actuel CEO Patagonia.
Paru dans Surfer’s Journal 144 – Juin-Juillet 2021