Malgré des décennies d’étroite collaboration avec le shapeur/mentor Al Merrick, Tom Curren a souvent fait des digressions vers des designs non conventionnels, et souvent dans les vagues de taille. Souvenez-vous de sa maîtrise d’un Firebal Fish de 5’7’’ dans un Sumbawa mastoc. Ou de ses trajectoires le long des sections parfaites de J-Bay sur un quad 6’1’’ ou un fish Skip Frye. Et puis il y eut l’improbable Reverse Vee de Maurice Cole, qui le mena à son troisième titre mondial en 1990. Au fil de sa carrière, Tom Curren a toujours été ouvert à surfer tout ce qui piquait sa curiosité, quoi que pût en penser l’establishment du tri-fin.

Ces dernières années, ont circulé des images de Curren surfant debout sur des skimboards et des bodyboards sur des pics en Indo, des pointbreaks au Mexique et autour de chez lui, à Santa Barbara. Disciple de Curren depuis toujours, j’ai observé cela en me demandant si le maître du style n’avait pas une case de vide. Ses engins semblaient au-delà de l’alternatif. Avait-il perdu la boule ? Ou était-ce juste l’ennui inhérent à une vie dorée, une vie saturée de surf haute performance, de vagues de classe mondiale et de tous types d’équipement standard ?

Quand j’ai déménagé à Santa Barbara il y a deux ans, j’ai croisé deux fois le furtif Curren. La première rencontre eut lieu un soir, lorsqu’il opéra un demi-tour interdit pile en face de moi. Mes pleins phares l’ont surpris en pleine manœuvre. Pour moi, l’étonnement fut de voir un grand paddleboard sanglé sur son toit. Le contrevenant corrigea aussitôt la trajectoire de son véhicule et disparut dans la nuit.

La seconde rencontre se passa un matin gris et calme à County Line. Je sortais de l’eau alors qu’il observait le spot derrière son pare-brise embué, sa voiture bourrée de planches et de combis mouillées. On bavarda un peu, et il me montra un pain de mousse improbable avec, collé sur le dessous, un placage hétéroclite en bambou comme on en voit dans les bars de plage. Il partait vers le sud. Je suis resté, planté là, dubitatif.

Les deux ans qui suivirent, j’ai souvent vu surfer ses fils sur les spots du coin, mais jamais Tom en personne. Il éludait ou se faufilait devant mes demandes d’interview. Mais vue l’exaltation passionnée avec laquelle il m’avait montré son composite en bambou fait maison, je sentais que, tôt ou tard, il partagerait ce qui se tramait dans son quiver.

Comme c’est souvent le cas, la vie nous a menés dans des directions différentes. Mais j’ai récemment été missionné comme consultant sur un projet de film, et nous avions besoin d’images de Curren. Il fut surpris de me voir quand je suis arrivé chez lui avec l’équipe de tournage. Il se souvenait de notre dernière rencontre à County Line et, tel un professeur déluré, il semblait impatient de me montrer ses dernières créations pour surfer.

Le tournage se passa bien. Typique de son inconfort à se médiatiser en direct, il s’est tortillé puis s’est levé, à peine était-il sur la chaise face à deux caméras, des micros sur perche et des spots pleine face. Mais un peu plus tard, alors que l’équipe tournait des images complémentaires de son garage (rempli de guitares, de claviers, batterie, sono, de piles de planches et de quatre décennies de souvenirs surf), je lui ai demandé si nous pouvions discuter des planches qu’il avait surfées dernièrement.

Je lui ai rappelé qu’il était toujours équipé d’un micro. Il se mit à sortir tout son matos des quatre coins de son repaire. Sur la rampe de skate dans son jardin, il étala deux Channel Islands, un single fin, un twin, une alaia, trois skimboards, un bodyboard et une Tomo Vader. S’ensuivit une conversation détendue à propos d’engins de glisse avec le triple champion du monde, référence du style et surfeur qui, semble-t-il, est un ardent défenseur de l’intérêt d’avoir toujours à l’eau «un truc en plus», aussi repoussant que l’engin puisse paraître.

mike cianciulli    Quels ont été tes engins surf de prédilection, ces derniers temps ?

tom curren    Tiens, voici une 6’6’’ (il prend une Channel Islands pintail). C’est pour les vagues d’environ deux mètres, quand tu veux maitriser le drop, te caler dans le tube et faire quelques virages. Là, ce shortboard (un squashtail Channel Islands 5’10’’) te garantit le plus de vagues, le plus de virages, le plus de tricks, le plus de réussite. Ici, on a une planche plus ancienne que mon père m’a faite (un gun Pat Curren de 8’6’’), un single fin datant de 1981. Ce que j’aime chez elle, ce sont ses courbes régulières et très fluides. L’outline est magnifique, je trouve. Je n’aime pas les «hanches» bizarres ou ce genre de choses. Cette planche a un rocker assez tendu, tu dois donc être très précis. Ce n’est pas une bonne planche polyvalente. C’est un hybride entre un Waimea gun classique et un gun pour les vagues un peu plus petites que Waimea. Mais ce que tu recherches pour Waimea, c’est une courbe comme celle-ci. (Il prend un twin-fin). C’est la planche que j’ai surfée pendant le typhon Wipha au Japon en 2013. C’était la planche que j’ai voulue utiliser, pourtant j’avais l’embarras du choix. En fait, je pense que les twin-fins sont bons dans les plus grosses vagues. Tous les fondamentaux sont là. Les contours sont harmonieux. Il n’y a pas un rocker extrême. La seule chose, c’est qu’avec un arrière aussi large, tu ne peux pas aller profond dans le tube. (Il saisit une Tomo Vader 5’2’’). J’ai un jour vu Daniel Thomson descendre à Salt Creek avec deux planches qui ressemblaient à celle-ci. Il m’a laissé en essayer une. C’était une 4’10’’. Quand tu es assis dans l’eau, tu es enfoncé jusqu’à la poitrine. Mais une fois sur la vague, c’est très exaltant. Beaucoup de rocker. Pas mal de concave. La projection en avant est assez incroyable avec ce type de planches. C’est exaltant comme le surf finless. Sais-tu qu’elle est une des sept merveilles du monde faites par l’homme ? (Il s’empare d’un bodyboard.) Si tu fais un certain poids et une certaine taille, tu peux surfer debout sur un bodyboard. Une boogie board est super car flexible. Et ce rail… (il désigne la carre en mousse en forme de demi diamant). Tu peux filer dans le tube sans avoir d’ailerons et sans décrocher, surfer debout dans d’énormes vagues qui ferment. C’est tellement éclatant.

mc     J’ai vu un clip de toi debout sur un bodyboard, au fond à Uluwatu.

tc     C’est juste une de ces vagues idéales pour ce genre de truc. Tout au fond à Ulu, tu engages ce roller, puis ça part sur le reef de l’inside. Si tu traces directement sur le plat, tu n’entends pas un bruit. C’est super bizarre. Pas un son ne sort de ta planche, tu avances, c’est tout.

mc     Tu as expérimenté avec des skimboards sur des pointbreaks au Mexique et à Rincon. Pourquoi en ces occasions ?

tc     Ce fut un heureux hasard. J’ai rencontré Brad Domke, le skimboarder pro, grâce à un cinéaste avec lequel je bossais au Canada. Ils s’étaient connus juste au moment où Brad avait eu ces très grosses vagues au Mexique. Il lui avait dit, «Eh Brad, je tourne avec Tom et il surfe sur son boogie board. Tu devrais lui parler de ce que tu fais en skimboard.» Donc j’ai rencontré Brad, et il m’a donné ceci. (Il saisit un skimboard Exile modifié). Je l’ai surfé pendant environ deux mois sans ailerons. C’était bien, mais à un moment j’ai senti le besoin d’avoir ces ailerons (il me montre des dérives S-Wings). Donc j’ai posé des boîtiers avec un tube de résine et j’ai testé. Il se trouve que ces ailerons ont fonctionné, alors qu’avec des dérives normales de thruster, j’avais rien de plus.

mc     Attends un minute. Que s’est-il passé quand tu es passé du boogie board au skimboard sans ailerons ?

tc     Nous étions sur cette vague au Mexique avec Brad Domke, qui fait des virages de surf sur une planche sans ailerons, en plus de ses tricks de skimboard. C’est un humain, pas un extra-terrestre. Ce n’est pas Spiderman. Mais il fait des trucs étonnants sur un skimboard. Donc je suis rentré chez moi et j’ai testé le skim sans ailerons pendant quelques mois. Mais c’est dur à la rame. Je surfais pendant des heures, ne prenais que deux vagues et sortais complètement lessivé, mais en même temps pleinement satisfait car ces deux vagues en valaient vraiment la peine. Ce fut sympa pendant un temps. Et puis je suis allé surfer avec des amis de France. Ils m’ont tracté dans des vagues solides, pas énormes mais solides. Et j’ai vraiment adoré car mon rail tenait et je pouvais aller aussi vite que je le souhaitais. Donc voilà la situation: j’étais sur une bonne vague, paré pour un bon tube. J’ai tenté de ralentir et de tenir dans la face, mais je n’avais pas d’ailerons. Il fallait que j’y mette les mains. Mais je ne voulais pas cela. Donc j’ai posé des ailerons dès le lendemain. Et j’ai immédiatement pensé, «C’est l’étape suivante pour que tout cela prenne du sens». Tu remarqueras que lorsque tu surfes sans ailerons, par moments tu dois t’adapter à tes virages. C’est ce que j’ai appris pendant trois mois, j’ai beaucoup dérapé, beaucoup nagé aussi. Tu peux tourner, mais seulement quand tu es en bas et en haut (de la vague).

mc     Pourquoi ajoutes-tu des blocs de mousse sur le pont de tes skimboards ?

tc     C’est juste pour la rame. Mais il faut toujours être capable de se mettre debout, car il n’y a que debout que c’est éclatant. Tu peux aussi caler ton pied contre ces blocs de mousse. Mais c’est une autre paire de manches quand je vais à Rincon me mesurer à la clique des locaux. A Rincon, tu as les meilleurs surfeurs de la planète sur les meilleures planches faites juste à côté (l’atelier Channel Islands). J’ai dû faire face au fait de rater des vagues parce que je n’arrivais pas à les attraper. Les gars me regardaient et me disaient, «Alors, ça marche pour toi, ton truc ?» La chose la plus intéressante avec le skimboard, c’est ce rail aigu. Tout n’est que rail. Reste ensuite à gérer l’absence d’ailerons et la flottabilité. Mais on trouve des parades à cela.

Tom Curren sur un skimboard avec des dérives S-Wings. Photo Matt Smith

mc     Où vois-tu l’objectif final avec ces planches ?

tc     Nous avons déjà atteint ce but. On y est, regarde. (Il saisit un pro model signature Exile Skimboards appelé le Skim Fin). Je suis très fier de cela.

mc     Mais vas-tu un jour repasser sur des planches traditionnelles ?

tc     Quand tu me verras surfer une vague et finir avec un sourire comme ça, tu auras la réponse à cette question. Tu te diras, «Ah ouais, il ne reviendra pas». Et c’est vrai. Tu te diras, «Tout ce joli style jeté par la fenêtre, tout cela pour quoi ? Pour rien du tout». Non, certaines de ces boards ont quand même de la mousse. Et cette Wegener (il saisit un autre skimboard) est faite de liège et de mousse. Cela marche très bien. J’en ai deux autres comme cela.

mc     Je jurerais t’avoir vu dans Santa Barbara avec un paddleboard sur le toit de ton véhicule.

tc     Eh oui. Et ce n’est pas que pour ramer, je prends des vagues avec ce truc.

mc     Crois-tu altérer ton style avec chaque type de planche que tu décides de surfer ?

tc     Oui. Un jour j’ai surfé un modèle Semi Pro (Channel Islands), et je me suis dit, «Je n’arrive pas à surfer ce truc. Ou alors il va falloir que j’essaie de surfer comme Kelly». J’avais aussi les ailerons de Kelly sur la planche. Je me suis engagé dans un virage, j’ai tapé dans l’écume et je me suis tordu la cheville. J’ai dû rester hors de l’eau pendant trois semaines. C‘est la dernière fois que j’ai fait ce genre de chose. Mais oui, parfois cela a à voir avec la planche. Je ne te raconte pas de bobards, mais j’essaie vraiment de surfer comme Occy. Genre j’essaie vraiment de devenir Occy, mais en regular. Ou alors parfois Andy Irons. Voilà des gars qui surfent différemment de moi. Et cela dépend juste de la planche. Les planches d’Andy ont un nose plus étroit, donc il surfait de façon plus verticale. Un nose plus étroit te permet de surfer de façon plus resserrée dans la poche. Tu dois trouver l’équilibre entre ce qui marche pour toi et ce que j’appellerais les «lois immuables». Il y a certaines choses qui ne changent pas en matière de planche de surf. La même chose s’applique aux bateaux. Tu ne peux pas juste dire, «Maintenant c’est cela et pas autre chose».

mc     Quelqu’un peut-il maîtriser totalement le surf d’une vague sur une planche surf ?

tc     Oui, bien sûr. Je pense que cela a été fait, au fil des années, à maintes reprises. C’est une certitude, qui date d’avant le fait que l’histoire surf soit relatée.

mc     Cela se passe comment ?

tc     Tu dois pratiquer. Quand tu regardes les surfeurs du passé et à quel point leurs planches étaient dures à surfer, ils ont dû travailler avec acharnement leur style pour avoir ce rendu. Il fallait avoir un équilibre façon tai chi pour maîtriser ce matériel sans tomber. Ce n’est pas comme aujourd’hui, où on peut aller là où on le désire sur la vague, et au moment où on le décide. Le style classique (style hawaïen mêlé à un style Greg Noll) implique de se frotter aux vagues les plus grosses. Ils savaient qu’ils allaient se prendre une boîte. Tôt ou tard, ils s’attendaient à se vautrer à chaque fois. Pourquoi ? Juste à cause des planches. Elles étaient très inopérantes pour ce qu’ils essayaient de faire. Mais, parfois, ils tenaient jusqu’à la fin, toujours debout. Vois le style Greg Noll… Il allait se planter… pourtant il ramait, se mettait debout… il y allait coûte que coûte.

Recueilli par Mike Cianculli – Traduction Pascal Dunoyer

Paru dans Surfer’s Journal 134