A l’occasion de la sortie en France de la biographie de William Finnegan, Jours Barbares (1), qui a reçu le Prix Pulitzer 2016 aux Etats-Unis, nous publions ici l’entretien qu’il avait accordé à Surfer’s Journal en 2011, à New York, au sujet de ce livre en cours d’écriture et de sa vie de surfeur et de son métier de grand reporter de guerre pour The New Yorker. Propos recueillis par Jamie Brisick
En 1992, le New Yorker publie « Playing Doc’s Games », une nouvelle en deux parties qui totalise 39 000 mots et dans laquelle le journaliste William Finnegan plonge le lecteur dans le milieu du surf de San Francisco. Très vite cette nouvelle acquiert la réputation d’être « le meilleur morceau de littérature jamais écrit sur le surf », une opinion toujours en vigueur aujourd’hui. Cette nouvelle évoque ce qui n’est jamais écrit à propos du surf : elle décrit les sentiments qu’on éprouve dans l’eau. Et pas seulement la sensation de la lèvre de la vague se projetant au-dessus de votre tête ou d’une série implacable qui vous pilonne sans répit, mais aussi les moments de tranquillité, ceux où l’on médite en faisant le bouchon sur une mer gris acier. Loin de l’orthodoxie habituelle du genre, cette nouvelle se confronte au mode de vie du surf, elle le questionne.
Finnegan fait partie de la rédaction du New Yorker depuis 1987 et a réussi à combiner la pratique d’un journalisme rigoureux qui lui valut de nombreux prix et celle du surf auquel il est accro. Un mètre quatre-vingt, visage juvénile, perpétuellement chaussé de mocassins, vêtu de pantalons dockers et d’une veste de sport, il fait penser à la métamorphose de Clark Kent en Superman. Considérant la réputation hédoniste, presque anti-intellectuelle du surf, il représente une complète anomalie, passant directement d’un dîner à la Maison Blanche en compagnie des Clinton à une virée avec une bande de vagabonds anonymes vers des vagues de deux mètres à Montauk.
Finnegan vit à Manhattan en compagnie de son épouse Caroline et de leur fille Mollie. Il est l’auteur de quatre livres : « Franchir les lignes, Un an au pays de l’apartheid », « Voyages en compagnie de reporters Sud Africains noirs », « Une guerre complexe : le calvaire du Mozambique », « Froideur du Monde Nouveau : grandir dans un pays plus dur ». Notre conversation eut lieu à New York en deux fois : une première dans un restaurant de Washington Square à manger du thon en buvant du bourbon, l’autre dans son bureau du 25ème étage avec une vue spectaculaire sur Central Park. « J’ouvre rarement les rideaux. » déclare-t-il un peu honteusement, ajoutant qu’il essaye de rester concentré sur son travail. On trouve pourtant la photo d’une droite magnifique, à Madère, encadrée juste au dessus de son ordinateur.
Jamie – Comment combines-tu ton travail prolifique pour le New Yorker et le surf ? Comment le surf nourrit-il ton travail et vice-versa ?
William – Dans de bonnes circonstances, le surf et l’écriture peuvent composer une journée parfaite. Le surf me laisse en général satisfait et fatigué, physiquement calme, ce qui m’aide à rester assis au bureau (m’attacher à mon fauteuil marche aussi, mais lanières et sangles effraient un peu les enfants !). Quand j’étais en train d’écrire mon premier livre, nous vivions à San Francisco et je pouvais apercevoir Ocean Beach depuis mon bureau, je n’avais donc pas trop de difficulté à décider à quel moment m’y rendre. C’était idéal. J’ai développé aussi de bonnes habitudes dans d’autres endroits. A Bali, je passais du temps à écrire le matin dans une bibliothèque, puis je filais sur Uluwatu l’après-midi quand le vent s’améliorait. Au Sri Lanka, je louais une maison 29 dollars par mois, si je me souviens bien, juste à coté d’une vague plutôt pas mal. J’écrivais de la fiction à l’époque, trois romans non publiés. Dans les années 90, après nous être installés à New York, je passais pas mal de temps l’hiver sur l’île de Madère. Là-bas, le rythme était différent. Il y avait de longues périodes de calme plat où mon travail avançait à grands pas, suivis d’incroyables houles de nord que nous chassions jusqu’à la nuit. Désormais, c’est un peu duraille d’aller de chez moi, à Manhattan, jusqu’aux vagues les plus proches, à Long Island, dans le New Jersey, mais on a une équipe qui fait le move à peu près à chaque houle. Les bonnes houles sont très mauvaises pour les périodes de bouclage, mais je réalise que quel que soit le problème d’écriture auquel je fais face avant de m’éclipser, il est réglé quand je reviens au bureau. En tout cas c’est ce que je prétends à mon rédacteur en chef.
Après avoir bouclé un long projet de reportage, j’essaye en général de partir en surf trip. Ca crée un peu de dissonance avec le genre de sujet que je couvre et souvent le reportage me poursuit comme un chien méchant, en partie parce que je n’arrive pas à me le sortir de la tête et en partie aussi parce qu’il y a toujours de la relecture et des vérifications factuelles à opérer. Ainsi, par exemple, je me suis déjà retrouvé dans un hôtel de Madère cerné par des piles de fax rassemblant un article de 20 000 mots sur la guerre civile au Soudan. Si le surf était bon, je passais mes journées dans l’eau à profiter de cette île sublime, puis mes nuits étaient consacrées à chasser le moindre détail inexact, à retrouver la politique et tous les aspects terrifiants de cette guerre africaine. Et là, je commençais à me sentir un peu dément.
Mais parfois, tout ça est simplement impossible sur le plan logistique. En 2006, le magazine s’apprêtait à publier un long article de moi sur le crime organisé et les syndicats dans le port de New York. Au même moment, je partais en Indo pour un trip en bateau à l’ouest de Java en me disant qu’on pourrait boucler les dernières corrections en communiquant par téléphone satellitaire. Ca n’a pas été possible. Trop d’infos à passer pour une si faible couverture. Il a fallu repousser la publication ce qui ne me dérangeait pas. Je ne voulais pas passer mon temps sur ce bateau à bosser.
Même de courts articles peuvent foutre en l’air un surf trip. Une fois, j’ai eu un édito politique repoussé d’une semaine alors que j’étais déjà en route pour Tavarua. Ca a tourné au cauchemar. Les vagues étaient en feu et j’étais sur la plage en train de tenir tête à un rédacteur à propos de l’histoire du Parti Républicain. Il m’a fallu tourner le dos à l’océan. Et plein d’autres types ont le même problème je pense. Ils ont une affaire, ou des boulots exigeants, et ils surfent. Du coup, ils essayent de s’échapper, mais leur vie professionnelle se rappelle constamment à eux.
Parfois, j’ai de la chance et je me retrouve à travailler tout près de bonnes vagues : Hawaii, Indo, Afrique du Sud. Je fais savoir aux rédacteurs du mag que je suis toujours partant pour ces destinations mais généralement il faut que je sépare radicalement la chasse aux vagues de mon reportage. C’est d’abord le reportage puis coup d’œil sur la météo. Si c’est un court article, je l’écris et le mets en forme sur place puis je vais surfer. Il y eut des cas où le surf devint thérapeutique, comme une nécessité émotionnelle. Durant la guerre civile au Nicaragua, j’y ai couvert une élection pour le New Yorker. C’était au cours d’une période vraiment difficile – même s’il n’y en a jamais eu de vraiment de facile. Quatre journalistes furent tués le jour de l’élection dans des incidents séparés. Je me trouvais avec l’un d’eux, un jeune caméraman hollandais qui prit une balle dans la poitrine. J’ai écrit mon article dans un hôtel, l’ai envoyé de là et suis parti surfer à Libertad pendant une semaine. Il ne s’y trouvait que quelques rares surfeurs. Les vagues étaient magnifiques. J’étais complètement détruit.
Mon travail m’entraîne dans des zones obscures. Un jour de bonnes vagues, le surf peut devenir un antidote à toute la tristesse, la lourdeur qu’il y a à gagner sa vie en observant combien le genre humain peut s’avérer horrible, combien injuste est le monde dans lequel nous vivons. J’ai mon lot d’articles légers, mais on dirait que j’ai une propension à attirer les histoires de conflit, d’oppression, d’exploitation.
Jamie – Comment as-tu découvert le surf ?
William – Par ma famille, des Californiens du sud qui aiment la plage. Mes parents étaient dans l’industrie du cinéma. Ils avaient un vieux camping-car et nous avions l’habitude de camper sur la plage à San Onofre. C’est là que je me suis tenu debout sur une planche pour la première fois. Puis, ma famille à acquis une résidence de vacances à Ventura et California Street est devenu mon spot. J’avais 11 ou 12 ans, j’étais à fond. Très vite, je me suis mis à surfer Malibu. Les grands noms de l’époque étaient Lance Carson, Miki Dora, Johnny Fain, Buzz Sutphin. J’étais un petit surfeur de noseride, un gamin maigre et vif avec un cutback en dropknee. Puis, quand j’ai eu 13 ans, on a déménagé à Honolulu. Ce fut une révélation. Les vagues étaient plus sérieuses, bien sûr, mais l’atmosphère était beaucoup plus relax. On vivait à Kulamalu, juste derrière Diamond Head, et je surfais sur les spots tels que Cliffs, Patterson et Kaiko. Plus tard, je me suis lancé sur Threes, Kaiser’s, Ala Moana et Rice Bowl. C’était juste avant l’ère du shortboard, mais certains de mes potes étaient déjà adeptes d’un surf radical, délaissant le simple noseride pour frapper la lèvre des vagues et taper des cutbacks très appuyés. On est revenu sur le continent, mais j’ai senti qu’Hawaii m’avait marqué à vie. La première fois que j’ai laissé tomber le lycée ce fut pour filer directement à Maui. J’aime toujours Hawaii. L’an dernier, j’ai pété une de mes planches favorites à Hanalei.
Jamie – Tu as commencé à voyager très jeune. A quoi est-ce dû ?
William – Je pense que ce qui m’a vraiment donné la bougeotte, c’est la littérature, Kerouac, Hemingway, les incontournables. Et puis aussi comme une phobie de Los Angeles qui n’était pas étrangère à la littérature non plus. C’est un peu gonflé de comparer LA à l’Irlande d’il y a un siècle, mais j’étais dingue de James Joyce et celui-ci écrivit cette phrase fameuse : « L’Irlande est cette vieille truie qui dévore sa portée. » voulant dire que, d’une façon spirituelle, l’endroit mangeait ses habitants. C’est ce que je sentais à propos de LA, comme la plupart de mes amis d’ailleurs. C’était un truc des sixties : on pensait tous que la Californie du Sud était une zone de désastre, un cancer culturel et environnemental dont il fallait nous échapper pour survivre.
Je me suis tiré pour la première fois quand j’avais 16 ans, me baladant à travers les USA, le Mexique et le Canada avec mon meilleur pote de lycée, puis je suis parti pour de bon pour l’Europe en compagnie d’une copine quand j’avais 17 ans. Nous étions de jeunes romantiques. On pensait que la vie réelle était ailleurs. On avait tort, bien sûr. Mais on se faisait un point d’honneur à se tirer et à rester loin. Et dans mon cas, à bouger tout le temps.
Jamie – Ca sonne un peu comme le principe de Endless Summer avec un tour plus littéraire.
William – On dirait que j’ai toujours orienté mes voyages, mes études et mes jobs en fonction du surf. J’ai été à l’Université de Californie à Santa Cruz et j’y ai surfé tout le long de mes études. Durant la fac, j’avais un boulot saisonnier comme « homme de frein » à bord des trains de marchandises, travaillant sur la ligne qui longe le littoral de San Francisco à LA. La voie passait à travers le Ranch, à l’ouest de Santa Barbara, le long des falaises. Du coup, je surfais un max. Je recevais une très bonne paye des chemins de fer et j’arrivais même à mettre de sous de côté. Mais tu as raison quant à l’immense influence de Endless Summer. A un moment – et j’eus l’impression de me livrer au destin – j’ai décidé avec mon ami Bryan Di Salvatore, lui aussi écrivain et surfeur, de partir pour un surf trip autour du monde, billets open. J’avais 25 ans quand on s’est envolé en 1978 et le voyage a duré presque 4 ans : Pacifique Sud, Australie, Indonésie, Sri Lanka, Afrique du Sud. J’ai fait plein de boulots : barman, instituteur, la vaisselle à la plonge aussi… J’ai surfé plein de super vagues.
Jamie – Un jour tu m’as parlé d’une pile de New Yorker que tu as trouvée à Kirra ?
William – Ouais. C’était à Noël. On vivait à Kirra et j’ai découvert cette énorme pile de New Yorker dans une brocante de Coolangatta, qui les vendait un penny pièce. J’ai offert tout le paquet à Bryan pour Noël. Ca m’a coûté à peu près 3 dollars australiens. On était tous les deux des grands fans du magazine. Il a donc posé la pile sur le coté de sa chaise de lecture dans le petit bungalow bordélique qu’on louait face au spot, et il s’est mis à les lire méthodiquement, l’un après l’autre, commençant ainsi à les empiler de l’autre coté de sa chaise. C’est devenu comme un genre de sablier pour nous : 100 numéros de lus, plus que 200 à lire. Mais la saison des dépressions arriva et on a décidé de placer la barre plus haut. Comme il nous restait encore un bon paquet de mags à lire, on les a coincés sous le siège avant de notre break Falcon 1964 et on est parti surfer en descendant le long de la côte du Victoria puis du sud australien avant de tirer droit vers l’intérieur du pays, jusqu’à Darwin en passant par Alice Springs, une sacrée virée. Pour se distraire, comme nous n’avions pas de radio, on sortait les vieux numéros du New Yorker de sous le siège et on les lisait à voix haute. Comment le travail de différents auteurs, dont nous avions déjà lu des textes dans d’autres contextes, résisterait-il à l’épreuve de la lecture à haute voix dans un environnement aussi radical, aussi « no bullshit » que le bush australien ? Plusieurs articles s’en sont bien sortis, l’histoire tenait la route, l’humour passait la rampe. Mais d’autres paraissaient l’œuvre d’absolus poseurs et ne passèrent pas le test de l’outback. Ces papiers-là devinrent des morceaux d’humour involontaire. Il est vrai que l’examen était rude et les juges parfois saouls.
C’était en 1979 et, tous les deux avions une ambition sans faille de travailler pour le New Yorker. Je ne peux parler pour Bryan, mais il me semble que tous deux étions en permanence en train de distiller une nouvelle genre « Lettre d’Indonésie » ou « Lettre du Queensland » dans nos journaux respectifs. Le sort a voulu que nous devenions tous deux membres du staff du New Yorker dans les 10 ans qui suivirent. On fit juste le grand tour pour y arriver.
Jamie – Est ce que le surf et ton goût d’écrire entrent parfois en contradiction ?
William – Oui et non ! Quand j’étais jeune et que j’écrivais de la fiction, je pouvais mener les deux choses de front en vivant dans un lieu où je pouvais surfer. C’est resté vrai après que je devienne journaliste freelance, vivant à San Francisco où j’écrivis mon premier livre, « Crossing the Line » (Franchir la Frontière) qui raconte l’année que j’ai passée comme enseignant dans une école noire d’Afrique du Sud. Puis j’ai reçu une commande du New Yorker pour écrire un article à propos du surf à San Francisco. Cette saloperie m’a pris sept ans à écrire en partie parce que j’étais préoccupé par la réaction du personnage principal quant à l’évolution de l’histoire. De fait il ne l’a pas aimé. Mais j’étais également nerveux à l’idée de révéler que j’étais un surfeur. Durant ces sept années, j’avais déménagé à New York, été engagé au New Yorker, écrit un ou deux autres livres et pas mal d’articles pour le magazine. J’écrivis beaucoup sur New York même, ce qui me permit de découvrir la ville, mais j’étais principalement impliqué dans l’écriture d’articles sur la politique, à la fois des éditos mais aussi des articles de fond. Je me suis donc retrouvé publiquement engagé dans différents débats sur la politique US en Amérique Centrale et en Afrique du Sud avec comme thèmes : démocratie et développement économique, politiques nationales contre la pauvreté, justice, prétendue guerre contre la drogue, ainsi de suite… Et du coup, au long de cette période, j’ai eu le sentiment que si je révélais que j’étais un surfeur de longue date, je risquais de ne plus être pris au sérieux par d’autres passionnés de politique. « Oh, t’es qu’un stupide surfeur, qu’est-ce que tu connais ? » Les intellos peuvent se comporter comme des gamins à la récré. Mais ces craintes se révélèrent infondées. J’ai fini par boucler la nouvelle. Elle fut publiée et personne n’a semblé penser que j’étais le crétin de service. En fait, la nouvelle contient pas mal des tensions qui étaient en moi entre le désir de surfer et celui d’aller à New York où je sentais que mon futur m’attendait mais où je ne pensais pas trouver de vagues (ce qui était faux, Dieu merci).
Jamie – Décris moi une journée de travail.
William – J’avais de meilleures habitudes auparavant. Je me levais tôt et me mettais à écrire aussitôt. Passé midi, j’avais accumulé pas mal de pages. Mais aujourd’hui, on dirait qu’il faut que je m’occupe de plein de trucs administratifs sans compter qu’avoir une connexion Internet sur l’écran même où tu travailles n’aide guère à la concentration. Mais je pense également que mes moteurs internes pour écrire prennent plus de temps à se mettre en route qu’avant. Désormais, je n’atteins parfois une bonne vitesse de croisière, là où les idées et les mots viennent dans un flux constant et régulier, que vers minuit. Du coup ma journée de travail m’entraîne souvent longtemps après minuit, ce qui n’est pas idéal.
Mais écrire n’est qu’une partie de mon boulot. Je passe au moins autant de temps aux simples reportages. C’est parfois une activité sédentaire : lectures, coups de téléphone, interviews, emails. Mais j’aime aller sur le terrain, découvrir des lieux, rencontrer des gens et, du coup, je suis souvent sur la route. Je viens de finir un long papier sur un cartel de la drogue ultra-violent qui se développe dans le sud-ouest du Mexique. Mes journées de travail dans la province de Michoacan consistaient principalement à essayer d’obtenir que des gens terrorisés se confient à moi pour me décrire leur vie sous la menace de ce groupe criminel nommé « La Famila Michoacana » et dont les spécialités sont la production de cristal méthamphétamine et la décapitation.
Quand je pense avoir tous les éléments de l’histoire, je rentre à la maison où mes journées commencent par emmener ma fille à l’école puis à prendre le métro pour aller au boulot. Bonjour l’Amérique, où étais-je déjà ?
Jamie – Comment se déroule le processus d’écriture d’un papier de 12 000 mots sur le crime organisé au Mexique ?
William – Ca commence avec beaucoup de pression. J’ai une pile de carnets de notes prises au Mexique, plus les livres, les extraits de presse, les cassettes d’interviews et les aide-mémoire que j’ai accumulés. Et toutes les impressions fraîches que je garde en tête. A ce stade, il faut que j’essaye de visualiser l’histoire, ce qu’elle apporte, et que je construise un plan d’écriture. Sur le terrain, je cherche un personnage, quelqu’un de convaincant qui puisse être le fil rouge de l’histoire. Cette quête peut durer des mois, mais en général cela vaut la peine. Pour Michoacan, cependant, j’ai su dès les deux premières semaines que je ne trouverais pas de héros pour mon article. La situation y est trop effrayante. Je n’allais pas trouver un flic, un prof, un prêtre, un journaliste local ou qui que ce soit d’autre d’assez dingue pour sortir la tête de la tranchée et me laisser décrire sa vie, son travail et combien son quotidien pouvait être affecté par « La Familia ». C’eût été bien trop dangereux. Ce qui en dit long sur jusqu’où vont les choses dans certaines régions du Mexique aujourd’hui. Par exemple, en Somalie, Nom de Dieu, j’ai bien trouvé un personnage, le rédacteur d’un journal, qui n’a pas eu peur de poser devant l’appareil photo et de me faire visiter Mogadiscio alors que le pays ne dispose d’aucun gouvernement et que les Seigneurs de Guerre locaux sont très loin d’être sympathiques et bienveillants. Et, autant que je sache, la publication de mon article ne lui a causé aucun problème particulier…
Pour te donner un autre exemple, il y a deux ans, je me suis attaqué à un autre reportage sur le trafic d’êtres humains dans les anciens états de l’Union Soviétique. J’ai fini par concentrer mon récit sur une jeune femme en Moldavie, pays où ce trafic prend des dimensions atroces et dans lequel le gouvernement est sérieusement impliqué. Cette jeune femme vraiment courageuse œuvrait à contrer ce trafic face à certains groupes criminels internationaux parmi les plus puissants, travaillant contre leurs intérêts et ceux d’un gouvernement corrompu. Et bien, elle n’eut pas peur de me laisser parler d’elle et de son activité ou de publier sa photo dans le magazine. Il s’avéra que cela eut en fait un effet favorable sur la suite de sa carrière. Mais agir ainsi avec quiconque dans le Michoacan ? Rien de la sorte n’est possible là-bas ! La personne qui ferait ça ne survivrait pas plus d’une semaine.
Du coup, j’ai construit mon article non pas sur un personnage mais sur le contraste entre deux villes du Michoacan. Une où « La Familia » bénéficie d’un soutien populaire et où les forces gouvernementales et l’armée sont perçues comme des occupants, l’autre où c’est « La Familia » qui est l’occupant détesté. J’ai pensé que ce contraste traduisait bien la complexité d’un état « confisqué » mais ça m’a valu beaucoup d’inimitiés d’agir ainsi.
Jamie – Y a-t-il un genre de protocole d’écriture préétabli sur lequel tu te reposes ?
William – J’aimerais que ce soit le cas ! J’ai la mauvaise habitude d’essayer de réinventer les choses à chaque fois et de penser que pour cette histoire-là, il va me falloir établir un tout nouveau langage, un ton, une approche, une structure que je n’ai jamais utilisés jusqu’alors. Pourquoi ? Parce que c’est un sujet nouveau qui n’a rien à voir avec ce que j’ai pu écrire auparavant. C’est légitime, mais c’est désastreux sur le plan de l’efficacité. Je n’ai jamais fait d’école de journalisme ou travaillé pour un quotidien, du coup je n’ai jamais appris quelques bases essentielles du métier. Je sais comment on construit un papier et comment ne pas foutre en l’air l’intro mais je ne travaille pas pour la presse quotidienne et j’essaye de commencer avec des introductions un peu atypiques et qui soient captivantes pour le lecteur. En général, comme je l’expliquais, j’essaye de trouver un personnage principal. Mais chaque histoire que j’écris semble toujours tourner à la mésaventure.
Une constante cependant, c’est la lutte contre les stéréotypes et les clichés que les lecteurs entretiennent à propos de tel ou tel endroit du monde. Selon mon expérience, aucun d’entre eux ne se vérifie une fois sur place et je me retrouve à combattre ces idées reçues au fil de mes articles. La meilleure façon n’est généralement pas de dire aux gens : « Vous vous trompez du tout au tout ! » mais plutôt de relater les choses telles qu’on les découvre au fur et à mesure, en arrivant l’esprit frais et dispos. On pense connaître certains endroits, mais on ne les connaît que lorsque l’on s’y trouve. Ainsi, l’expression « cartel mexicain de la drogue » est une expression toute faite qu’utilisent les médias. On pense à une bande de brigands sans voir la dimension sociale, sans percevoir le contexte économique et culturel, l’histoire locale ou la spécificité de la situation qui pourrait rendre celle-ci plus compréhensible à des lecteurs américains. Du coup, si tu commences ton récit par un voyage à travers le Michoacan aux côtés d’une femme d’affaires du coin qui, en fait, préfère « La Familia » au gouvernement et qui sait en parler bien, ton lecteur est perdu, il se dit : « Quoi ? »
Je t’ai parlé de mon travail en Somalie. C’était au milieu des années 90, à la fin de l’intervention de l’ONU. Pendant des années, tu n’as pas pu lire la moindre brève sur le sujet qui ne comporte pas le terme « anarchie ». Mais « anarchie » n’est pas le mot qui s’applique à ce que j’ai pu observer là-bas. En l’absence de gouvernement et avec le retrait des forces internationales, plein de nouvelles structures émergeaient. Judiciaires, éducatives, commerciales. Elles étaient islamiques, de traditions somaliennes, post-nationales, que sais-je… Et aucune ne pouvait être assimilée à ce que l’on appelle l’anarchie car il y avait clairement une réorganisation de la société et de l’économie afin que cela fonctionne autrement, sans état reconnu. La notion même d’absence d’état méritait, à mes yeux, qu’on s’y intéresse dans une région où les états ont tendance à devenir des dictatures prédatrices. Du coup je me suis imposé d’écrire un long papier de 12 000 mots sans jamais utiliser le terme « anarchie ». Et je crois que j’y suis arrivé. Le but était de dire quelque chose de neuf. Malheureusement pour moi, ça m’impose toujours de réinventer un style.
Jamie – Est-ce que les difficultés d’écriture te taraudent seulement quand tu travailles ou bien viennent-elles également te hanter à d’autres moments ?
William – Quand ça coince, j’ai du mal à dormir ou bien je me réveille tôt et je reste là, allongé, jusqu’à ce qu’une idée qui m’aide à avancer apparaisse. La pression de la vessie comme source d’inspiration. Mais j’ai les soucis d’écriture en permanence à l’esprit, y compris quand je suis à l’eau.
Jamie – Tu surfes beaucoup à New-York ?
William – Oui. Il y a plus de bonnes vagues que je ne pensais. On n’en a guère durant l’été, mais on reçoit de bonnes houles durant la saison des cyclones, à l’automne, et tous les swells de nord-est qui frappent la côte ici en hiver et au printemps. Pour les houles de sud avec vent d’ouest, le New Jersey peut être surprenant. Avec le vent du nord, c’est Long Island. Essentiellement des beach breaks mais on trouve des vagues de récifs à Montauk. Les surfeurs sur ces spots sont plus cool qu’en Californie. L’hiver, ça m’est arrivé de surfer seul des vagues qui auraient drainé 100 personnes à LA. Bien sûr, il faut prévoir une combi appropriée.
Jamie – Tu as d’autres passe-temps ?
William – La lecture. Le tennis auquel je me suis mis en arrivant ici. Consacrer du temps à ma fille de 8 ans. On part à l’aventure à la découverte de la ville. Il y a tant d’aspects différents de New York et avoir un enfant te permet d’en approcher plein qui sont de vraies découvertes. Ca réduit aussi les sorties nocturnes ce qui me va parfaitement.
Jamie – Que lis-tu ?
William – Je lis beaucoup pour le boulot. Des livres, des articles à propos des sujets que je couvre et tout un paquet de magazines et de sites web que j’apprécie ou que je me sens obligé de consulter. J’aimerais avoir plus de temps pour la joie de relire les grands classiques. Dans une autre vie peut-être. Je lis des romans modernes pour le plaisir mais il faut que je me méfie de ce que je lis quand je suis en train d’écrire car on est facilement influencé par un style qu’on apprécie et on peut se retrouver à tomber dans une imitation stérile.
Jamie – Des blogs ?
William – Oui, j’ai quelques favoris (y compris le tien, tu devrais y écrire plus souvent). Mais les blogs font partie de mes problèmes de distraction sur l’ordinateur. Je continue de penser que je devrais me procurer un deuxième ordinateur sans connexion internet. A l’occasion, je publie un peu sur le site du New Yorker mais la presse écrite, qui est loin d’être infaillible, demeure tout de même plus fiable que la blogosphère en matière de vrai journalisme. Ceci dit, je plonge parfois profondément dans le net pour y puiser des infos relatives au sujets que je traite. Il y a même, crois le ou pas, un blog dédié à « La Familia Michoacana ». La personne qui s’en occupe garde l’anonymat et a une position un peu ambiguë quant au sujet mais on trouve là des choses qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
Au fond, je suis très vieille école, j’aime les livres, les magazines, les journaux. J’ai déjà passé trop de temps dans ma vie devant un écran lumineux. J’aime l’épaisseur que possède un livre, un magazine. Je résiste à Twitter, aux e-books, même à Facebook. Et vous, par exemple, à Surfer’s Journal, vous proposez un magazine physique qui est super et dont le site web est sobre et ne fait que renvoyer au mag. Ca ne veut pas dire non plus, bien sûr, que je suis totalement indifférent à la vente de mes propres livres sous forme de e-books ou au nombre de clics que génère un papier que je publie.
Jamie – C’est quoi ton prochain livre ?
William – Des mémoires. Rien qui ne parle de mes guerres ou de ma vie au New Yorker ou des batailles politiques… Non, ça parle de surf. Ce que j’y ai puisé, les endroits que ça m’a fait découvrir, les gens que ça m’a fait rencontrer.
Jamie – Tavarua ?
William – Je me demandais si tu en parlerais ! Bryan et moi sommes tombés dessus en 1978. L’île était alors inhabitée. Les pêcheurs de Viti Levu qui nous y ont emmenés la première fois n’avaient jamais vu de planches de surf, même en photo. Ils ne croyaient pas qu’on allait tenir debout sur les vagues jusqu’à ce qu’ils nous voient faire. On a campé et surfé à Sigatoka, qui est près de Tavarua, sur Viti Levu, mais on ne savait pas que le joyau était là-bas. On en a entendu parler la première fois par hasard sur une radio marine, mais rien n’indiquait sa localisation. Puis, on a rencontré un surfeur américain nommé John Ritter à Lautoka. Il nous a dit où la vague se trouvait. Il s’y était mis à l’eau depuis un yacht, en compagnie d’un autre Américain et l’avait apparemment déjà surfée l’année d’avant.
Donc, on s’est rendu sur place et on y a campé. Il n’y avait qu’une structure sur toute l’île, un petit séchoir à filets d’à peine un mètre de haut. J’ai dormi dessus car les serpents ne pouvaient monter le long des poteaux. Bryan a dormi dans une tente bien fermée. Il n’y avait pas d’eau douce sur l’île, des fruits frais – pas beaucoup – et les poissons n’étaient pas aisés à attraper. Mais la vague… Bon, ben aujourd’hui tout le monde connaît cette vague… Plus tard elle a été baptisée Restaurants ce qui n’était guère inspiré. On a vite admis que c’était la meilleure vague que chacun de nous ait jamais surfée. Elle a cette symétrie irréelle, cette vitesse incroyable. Elle peut connaître plein d’humeurs différentes mais, à moins que le vent ne soit contraire, elle ne connaît jamais aucun défaut. Et elle peut s’étirer et durer, durer… Mes jambes finissaient par trembler à la fin de certains rides. On a connu plein de jours sans, y compris une période de 9 jours de plat. Mais plus la houle était grosse, meilleure était la vague et on a connu des sessions tellement intenses, si pleines d’émotions qu’il m’est arrivé de ramer jusqu’à la plage pour fondre en sanglots à l’arrivée.
Les pêcheurs revenaient une fois par semaine. Ils nous emmenaient à Nadi pour se ravitailler. L’eau douce était la chose essentielle. Les pêcheurs venaient aussi parfois sur l’île pour s’y mettre à l’abri du mauvais temps. Sinon, nous y étions seuls. Deux autres yachts sont passés par là. A la fin de la saison, nous avions compté neuf surfeurs en tout qui avaient surfé la vague y compris Ritter et son pote. Je pensais qu’on avait tous conclu un pacte pour ne jamais parler du spot à personne. Bryan et moi étions si sérieux à ce propos qu’on ne se disait même jamais le mot « Tavarua » l’un à l’autre. On utilisait un mot de code. Mais un jour, en 1984, alors que je vivais à San Francisco, voilà que la vague se trouvait en couverture de Surfer Magazine et tout indiquait que Tavarua était devenu un lieu de villégiature pour le surf.
Ca m’a pris un moment pour encaisser le choc et la déception. Mais, l’âge aidant, le désir de surf l’a emporté et je m’y rends maintenant environ une fois l’an, en général début septembre. Quelques-uns des vieux fijiens se marrent toujours en me voyant. Je suis le gars qui a raté l’occasion d’y ouvrir un hôtel. Quant à Cloudbreak, que nous n’avions même pas repérée à l’époque, c’est devenu ma vague préférée. Bien sûr, en tant que spot, il y a cette bizarre écologie artificielle qui fait qu’il n’y a jamais trop de monde quelque soit la qualité des vagues. L’endroit est fameux, mais il est privé. Et puis tu y trouves des vieux « kooks » comme moi, surfeurs médiocres, en compagnie de top pros. J’ai eu des sessions mémorables avec Shane Dorian, Mark Healey… Des gars qui déchirent et qui, quelle que soit la taille des vagues, ne trouvent jamais que c’est trop gros. C’est intéressant de surfer avec eux, juste d’essayer de comprendre comment ils pensent leur surf, comment ils pensent les vagues. Je crois que j’aimerais bien devenir Shane Dorian en grandissant.
Propos recueillis par Jamie Brisick, traduction Maurice Rebeix, Surfer’s journal N°84 (juin 2011)
Jour Barbares, William Finnegan, 520 pages, Editions du sous-sol, 23,50 €