Pour celles et ceux que la culture et l’histoire du surf passionnent, il existe depuis une quinzaine d’années un site surfblurb.com dont la newsletter hebdomadaire regorge chaque fois de jolies pépites. The Surf Blurb a été créé par Joe Tabler, un féru de livres et de surf qui avec sa précieuse newsletter (en anglais, mais gratuite et ouverte à tout le monde, voir site) a tissé une communauté d’historiens en tout genre, faisant revivre toutes les époques du surf par une multitude de publications et de liens.
Puis après des années de service à cette noble mission de passeur de notre culture, le Californien de San Diego, ayant dépassé la soixantaine, passa le relais, en 2015, à un jeune Français, Jérémy Lemarié, skateur parisien au départ mais que la découverte du surf et les études mirent sur le chemin de Tabler. En effet, Lemarié mena sa thèse de doctorat d’état en sociologie sur l’histoire de la propagation du surf à partir d’Hawaii, ce qui le conduisit à passer plusieurs années entre la Californie et Hawaii, écumant les bancs d’universités comme les bancs de sable. Son travail estudiantin fit de lui un expert des archives et lorsque Tabler décida de passer la main, Lemarié reprit naturellement le flambeau, redonnant par la même occasion un coup de design à une newsletter restée longtemps un peu brute de coffrage.
Parmi les pépites diffusées récemment par The Surf Blurb, nous sommes tombés sur cette contribution de Thimothy DeLaVega, auteur d’un livre sur l’histoire du surf à Hawaii entre 1778 et 1930 et collectionneur à sa façon. Pour présenter cette bande dessinée 4Most de 1948, DeLaVega écrit: «C’est très rare de trouver quoi que ce soit autour du surf dans cet âge d’or (l’après-guerre) des “comics”. J’ai restauré la bd et en est sorti la partie surf. C’est marrant de voir comment Toni Gayle (héroïne régulière de 4Most et autres comics, ndlr) poursuit un criminel qui essaya de l’assassiner en surfant.»
Pour The Surf Blurb, DeLaVaga publie donc la couverture et les deux planches bd de ce numéro de 4Most, contenant le surf. Et comme il le dit, c’est étonnant de voir du surf dans ce comic de diffusion kiosque, en ces années d’après guerre où Malibu et San Onofre demeuraient encore des lieux confidentiels en Californie. Certes la scène se passe à Hawaii où le surf fait partie du décor, mais à la fin des années 1940 l’archipel était plus associé dans l’esprit des Américains au bombardement de Pearl Harbor qu’à l’âge d’or touristique de l’exotisme polynésien du Waikiki des années 1920. Aussi nul doute qu’il y a une part d’originalité inédite à caser une action surf dans l’histoire de cette bd.
Mais l’autre aspect frappant de cette intégration du surf dans ce comic de 1948 est que c’est une femme qui surfe. Toni Gayle n’est pas ici dessinée en tandem sur les épaules d’un beach boy de Waikiki, à l’exemple des starlettes d’Hollywood des années 1920 en villégiature à Hawaii et y faisant leur baptême de la vague. Non ici Pretty Brunette est mise en action comme une surfeuse à part entière. A cette époque, non seulement les femmes sur une planche ne se comptaient même pas sur les doigts d’une main, mais surtout, sorties de leurs tâches ménagères et maternelles, elles n’avaient guère d’autres statuts.
L’auteur de la bd savait-il que d’antan, les anciens Polynésiens avaient pour coutume de pratiquer, sans différence entre hommes et femmes, le he’e nalu ? Sans doute pas, aussi est-ce un étonnant et audacieux parti pris que d’afficher une action sportive pleine de risque (le surf est un sport à risque) sous les traits d’une femme… qui prend du coup un statut de femme d’action. Pas mal ! De là, à croire que l’auteur était un féministe engagé, peut-être pas. Ces comics d’alors, par leurs histoires plus violentes qu’à l’eau de rose sont dominés par des accents masculins forts. Mais à tout le moins ici, la femme n’y est pas une potiche… ce qu’elle demeurera somme toute pendant les deux décennies à venir, sous couvert de femme fatale dans les films hollywoodiens des années 1950, d’universelle blondinette dans la chevelure de millions de poupées Barbie vendues, sans parler des Beach Movies des années 1960 où Gidget et ses clones restent le plus souvent clouées à la plage à attendre… Ce n’est que l’assaut du Women’s Lib, dans la poussée contre-culturelle de la fin des 60’s, qui secouera le cocotier des genres établis, donnant peu à peu à la femme sa part de voix dans le choix de sa voie. Et si grâce à cela, on en est arrivé en 50 ans à un peu plus de femmes aux line-up comme sur les bancs des assemblées, il reste que les seins nus, naturellement portés dans les années 1970/80 (en France notamment) comme l’acceptation par tout le monde d’un corps à soi et libre de son simple plaisir (à l’exemple des Polynésiennes d’antan), sont aujourd’hui recouverts par une chaste propagande à ne pas se dévoiler sous prétexte de gêne d’autrui ou de malaise de soi, ou inversement par nécessité, pour les filles, à se rendre plus sexy que naturelle pour exister comme il se doit.
Cependant, dans l’histoire de Toni Gayle, sacrée surfeuse qui échappe au harpon de son meurtrier en se cachant sous l’eau et en revenant en bodysurf, celle-ci ne gagne pas complétement son combat statutaire. Quand elle arrive à la plage, son mec ne la croit pas du tout. Un peu comme aujourd’hui avec les gars qui ont une copine qui surfe, contents d’aller à l’eau avec elle, mais qui entendent le plus souvent rester, dans le couple, le héros de la session. Oui difficile encore aujourd’hui pour une femme de sortir des vagues en héroïne.
Par curiosité, nous sommes allés voir sur le web si on pouvait en savoir plus sur l’histoire de la Pretty Brunette. En trouvant toutes les planches de la bd, on a découvert alors que Toni Gayle ne se demonte pas pour autant devant la mécréance de son compagnon, et part avec lui à l’assaut du meurtrier qui a voulu sa peau. Yes, action woman goes on ! Et au final, c’est même elle qui véritablement harponne son assaillant, cette tête d’œuf ayant commis la grave erreur de confondre Toni Gayle avec une autre Pretty Brunette qu’il entendait déshériter.
Puis the last but not the least, dans un geste féministe chevaleresque, l’auteur, dans sa dernière bulle, fait entendre à Toni que «ça a été la plus importante action à Hawaii depuis le 7 décembre 1941» (Pearl Harbor, ndlr). Si cela ce n’est pas donné du statut historique à la femme d’action, au moins cette bd populaire de 1948 fait preuve, surf aidant, d’un avant-gardisme féministe exemplaire. Avis à toutes les Pretty Brunette autres Blondinette: Toni Gayle est en vous, ne vous laissez pas assassiner dans les vagues (ni ailleurs), et mieux, n’hésitez pas «harponner». Enjoy surfing. Enjoy living.
—Gibus de Soultrait
Paru dans Surfer’s Journal 117