Série de photos de Arnaud Mestelan surfant en single fin en Indonésie. /photos J. Penninck

Parler de style en surf, c’est ouvrir la boîte de Pandore. Comment un corps imprime sa gestuelle esthétique et fonctionnelle avec l’élé- ment naturel qui le meut, c’est toute la ques- tion du surf et, à partir de lui, celle des sports de glisse dont le style préfigure souvent leur distinction des autres sports. Que style rime avec glisse tient au fait qu’il serait comme un effacement du geste dans sa facilité à épouser à bon escient l’élément et son mouvement.

Regarder Gerry Lopez, Tom Curren, Joel Parkinson, Andy Irons ou John John Florence et Stéphanie Gilmore (pour ne citer qu’eux), c’est retenir l’émotion esthétique suscitée plutôt que la prouesse technique effectuée. Ou pour le dire autrement: si on est ébloui
par Kelly Slater, on succombe devant John John Florence, le second offrant à un tube sur Backdoor/Pipeline une facilité native du geste qui en redouble l’esthétisme par invisibilité. Le comble d’une inscription dans un paysage est de s’y confondre ou d’être juste la note qui en appuie la beauté.

Mais à cette question, somme toute subjective, de ce qui définit le style, s’en ajoute une autre tout aussi intéressante: qu’est-ce qui crée un style (en dehors même de tout critère esthétique) ? En premier lieu la réponse est: les contraintes, le corps qu’on a et la planche qu’on surfe (avec aussi la vague qu’on surfe régulièrement). Et à ce titre, il est assez éclai- rant de voir que ce qui a fait le style dans le surf à différentes époques de son histoire (et qu’aujourd’hui certains surfeurs se plaisent à caractériser, mais en connaissance de cause), tient avant tout à l’évolution technique, empirique et incertaine, des planches et du surf qu’elles permettent, du style qu’elles mettent sous influence.

Sans faire une généalogie détaillée de cette évolution du style dans le surf (ce qui mériterait une longue enquête), le rappel de quelques moments observés et vécus de cette histoire sont assez éloquents. Sans remonter aux planches en bois, du temps du gros longboard des 60’s doté d’une dérive pleine (skeg), on disait que pour tourner il fallait pencher le corps. Vu le peu de manœuvrabilité de la planche, celle-ci se surfait principalement par un grand travers dans la vague. Mais les bons surfeurs lui avaient adapté un style tout à fait typique de cette époque, avec un bottom-turn, le corps vertical et cambré, donnant une certaine élégance à la gestuelle. Mais celle-ci résultait du fait qu’à se pencher trop pour tourner, soit le surfeur se déséquilibrait et tombait, soit le rail de la planche plantait et ça ne tournait pas plus. Dès lors pour ajuster l’appui du poids sur le rail tout en gardant l’équilibre, le mouvement du virage consistait en un coup de bassin pour faire tourner la planche, doublée d’une cambrure du haut corps pour garder l’équilibre. Une fois la technique intégrée, ne restait plus qu’à es- thétiser la posture, l’historique soul arch qui, de Lopez à Pipeline, à Rob Machado ou Craig Anderson, prit aussi ses lettres de noblesse en shortboard, mais par pur effet de style, décontraction oblige.

Avant que fin 60’s, le shortboard ne transforme totalement la donne par plus de manœuvrabilité inventive sur la vague (Wayne Lynch), le surf consistait en un panel d’acro- baties sur la planche, allant du spinner (toupie) ou poirier tout à fait vains, au nose-riding et autre hang-ten, assurant plus de vitesse dans le curl pour passer la section, par un allégement de l’arrière. Effectuer un nose-riding n’était pas la recherche d’une prouesse mais bien d’une vitesse, même si difficile à tenir et donc preuve d’un talent, et cela jusqu’à la fin des an- nées 70’s, où le single-fin plat et large à l’avant favorisait l’élan donné par cette position. Le retour aujourd’hui de celui-ci dans le jeu des postures en petite planche, voulant contre-carrer un surf de compétition aseptisé, est plutôt sympa comme marque d’un style. Mais toujours bien de voir d’où celui-ci provient.

Parallèlement à cela, l’apport de la dérive échancrée en fibre de verre et flexible sur le longboard des 60’s effaça le principe tech- nique du soul arch, puisque cette nouvelle forme d’aileron rendait plus réactive la planche sous l’effet d’un appui arrière. Dès lors pour tourner, on commença à distinguer l’appui des deux pieds, une technique qui s’amorça avec le drop-knee turn, la flexion de la jambe arrière ayant pour but de faire jouer le rôle de la dérive. Puis dans l’élan de cette flexion et de la réponse qu’elle obtenait de la planche, on se mit peu à peu à développer un pivot du corps (et après, plus précisément des épaules) par justement le jeu d’appui des deux pieds. Le maître de ce style de virage fut alors Nat Young (dont Joel Tudor tira toute la quintessence de son style longboard) avec notamment sa victoire au championnat du monde de 1966, augurant de l’arrivée du shortboard.

Avec le shortboard (dont Nat Young fut un des protagonistes), à mesure qu’on raccourcis- sait la planche pour plus de manœuvrabilité, se posait la question de la vitesse, du trim. L’avantage du longboard de ce point de vue était sa vitesse d’inertie, notamment pour passer les sections dans les petites vagues. Plus petite, la planche va moins vite d’elle-même et c’est donc au surfeur de la manœuvrer, de la placer précisément pour qu’elle se propulse au mieux avec la vitesse de la vague. Et du coup, au shapeur d’en travailler aussi les formes pour aboutir à ce résultat. L’empirisme du shortboard des 70’s, passant par toute sorte de forme, fut à cet égard un inénarrable laboratoire de styles. Autant de styles que de surfeurs surfant leur type de planche, ce qui les rendait chacun totalement reconnaissables. Rien ne se ressemblait entre un Jeff Hakman tout en appui à Sunset et un Gerry Lopez tout en extension à Pipeline, ou encore un peu plus tard entre un Buttons ou un Larry Bertlemann transformant leur cut-back en geyser avec des planches courtes et ramassées et un Terry Fitzgerald n’ayant de cesse puiser la puissance d’une section pour filer à toute vitesse avec des semi-guns aiguilles.

Avec un single-fin, c’est la vague qui procure sa vitesse à la planche. Toute la finesse du surf en single-fin (et qui en fait aussi son style) est la trajectoire (trim line) à tenir, le placement juste, pour toujours garder la vitesse de la vague. Aussi ceux qui arrivaient, dans ces années 1970, à radicaliser leurs manœuvres, à s’éloigner du curl sans perdre la vague, affi- chaient une vraie habileté technique, rendue méconnaissable aujourd’hui du fait de la bana- lité de cette radicalité, par ailleurs elle-même largement facilitée avec l’arrivée du thruster.

En effet dans l’évolution suivante du shortboard, le twin-fin apporta plus de manœuvrabilité tout en conservant le trim, mais au prix d’une certaine instabilité dans les appuis. Dans la foulée, le thruster (cette troisième dérive que Simon Anderson ap- pliqua au twin-fin pour justement plus de stabilité compte tenu de son grand gabarit) permit de conserver la vitesse de la planche due au placement des deux dérives latérales, et de renforcer le point de pivot des manœuvres grâce à la dérive centrale. Le tout-en-un, avec un effet de manœuvrabilité et d’accélération sans précédent, d’où son succès.

Mais avec le thruster, le surf changea de style. La vitesse de la planche n’était plus obtenue par son placement dans la vague (avec toute la gestuelle singulière que pouvait activer le surfeur pour cela), mais elle était désormais donnée par les appuis de plus en plus techniques et standardisés du surfeur sur la planche, transformant celle-ci en force de projection capable de toute sorte de trajectoire (radicale, tubulaire, aérienne). Non plus un surf de trim, mais un surf d’accélération, faisant de la manœuvrabilité un jeu de rebonds de plus en plus radicaux, le surf d’aujourd’hui.

Du coup, observateur expert de tout cela, Derek Hynd (surfeur pro dans le top 16 en 1980, chantre du lay-back, journaliste, passé au finless et définitivement protagoniste du sans dérive avec un style affiché) a pu dire que l’arrivée du thruster avait tué les styles, unifor- misant le surf par une technique affranchie et aboutie des appuis et dont les postures n’ont plus rien de caractérisé. Justement analysé mais sans doute un peu exagéré, le surf de compétition arrivant encore à marquer des styles, pour exemple John John Florence et ses bras souvent collés au corps… (pas le plus technique dans un cut-back, mais son style n’est pas moins efficace pour lui).

Par ailleurs ce qui a pu être perdu comme style avec le thruster a tout de même été compensé par la créativité des trajectoires sur la vague. Puisque ce sont les appuis du surfeur qui impulsent l’élan de la planche dans les virages, le surfeur devient plus libre dans son déplacement avec le déferlement. Ainsi désor- mais ceux qui s’envolent, ceux qui carvent, de ceux qui font les deux… l’ensemble aboutis- sant à un ballet chorégraphique du surf, riche et plaisant à regarder. Mais c’est dans le tube où la finesse de la relance des appuis a été la plus effective et extraordinaire.

Avant le tube, il y avait surtout le head dip (tremper la tête), la dite casquette, le surfeur se positionnant plus ou moins en nose-riding, juste dans la poche du curl, avec la lèvre lui faisant un shampoing. Un ravissement rafraî- chissant et jubilatoire d’un bon placement. Pour cela, naturellement le surfeur cherchant à rapprocher sa tête du déferlement, inclinait celle-ci, engendrant une position du corps pliée, mais avec des cuisses à l’équerre, un buste tassé dessus, un bras en flèche et donc une tête de travers. Cette position est restée longtemps celle du tube avec le shortboard des années 1970, avec un appui avant marqué pour filer droit et vite dans le barrel, mais avec le désavantage d’un corps plié en largeur et vite pris en porte-à-faux dès lors que le déferle- ment s’amassait sur lui. La chute à la sortie du tube, là où l’ouverture se rétrécit…

Avec le thruster, puis avec le travail du rocker rendant la planche plus vive (l’époque New School des années 1990), la position dans le tube a changé avec un corps plié, mais fesses sur les mollets, buste droit, bras serrés et tête haute (Curren)… évidemment plus effectif tant dans la flexibilité des appuis, dans l’angle de vision que dans l’équilibre à tenir avec le déferlement qui s’écrase, avec du coup des trajectoires oscillantes plus profondes à l’intérieur du tube (Slater, Irons, Florès, Florence…). Et à partir d’un tel repositionnement du corps, on a vu les styles (backside, frontside) se démarquer dans le tube, chacun y allant de son élasticité corporelle et de son aisance pour jouer avec l’énergie cinétique du déferlement, le thruster (doublé du rocker) y permettant une bonne assise.

Aujourd’hui, comme dans beaucoup de sports, la technique du surf est pour large partie aboutie et donc son défrichement qui a fait les styles de son évolution n’a plus vraiment d’incidence. A l’inverse le répertoire du surf s’est considérablement élargi et un bon surfeur technique a de quoi s’en amuser pour en faire son style. C’est ce qu’on voit dans le free surf, avec aussi la volonté et le plaisir de surfer des styles de planche tout à fait différents.

Reste cependant une donnée fondamentale du style: celui qu’on a (quel que soit le niveau) est celui qu’on a pris au moment de son apprentissage, avec une écriture propre à son corps, à ses sensations, même si, après, la technique le modélise, corrige les défauts, pour plus d’efficacité. Mais celle-ci doit faire parler le corps et non le soumettre, et alors le style a encore de beaux jours devant lui, compte tenu de la multiplicité corporelle qui caractérise les humains, les surfeurs et les surfeuses… —GS

Paru dans Surfer’s Journal 136