Publié dans l’Hexagone au sein de la collection de référence Série Noire de Gallimard, Don Winslow imagine des personnages hors du commun qui gravitent autour du surf dans ses romans La Patrouille de l’aube et Cool. Ce dernier figurera parmi les bestsellers du New York Times, et sera suivi de Savages, adapté en 2012 au cinéma par Oliver Stone.

Dans l’œuvre de Winslow, la présence des surfeurs semble en décalage au premier abord, face à ces flics véreux, ces assassins et autres trafiquants de drogue. Et pourtant, ce décor si propre à la Californie du sud que dépeint l’auteur est en quelque sorte le berceau spirituel du genre roman noir. À travers nos vies de surfeurs, nous ne percevons que des bribes de ce monde sous-terrain, même si sa présence diffuse ne nous échappe pas au grand jour. Nous voyons l’explosion du marché immobilier sur la côte, pas le blanchiment d’argent issu de la drogue qui le sous-tend. Nous avons vent de ce ballot de cocaïne ou encore de cette personne portée disparue qui réapparaît, échouée sur le sable, mais nous faisons notre possible pour ne pas voir que l’océan se transforme en autoroute, lorsqu’il s’agit pour les cartels de répondre à la demande américaine en narcotiques. Le plaisir de lecture chez Don Winslow naît en se laissant persuader que tous ces mondes entrent en connexion. Lors de notre échange, l’auteur nous livre comment plusieurs dizaines d’années de surf, et de recherches sur cette mafia du littoral, lui ont permis de faire cohabiter ces deux univers dans la fiction.

KYLE DENUCCIO: À partir de quand avez-vous commencé à rassembler de la matière pour écrire sur le surf ?

DON WINSLOW: J’ai grandi à South Kingstown dans le Rhode Island (côte est), à un peu plus d’un kilomètre d’un spot du coin, sur la plage de Matunuck. Si vous jetez un œil à une carte, vous verrez que la plage est orientée sud, soit exposée aux houles, à peu près à l’endroit où la baie de Long Island Sound s’ouvre sur l’océan. Mon père était marin et, dès nos trois ans, il nous a mis à l’eau ma sœur et moi. Mes premiers souvenirs de surf furent sur la plage. Au collège comme au lycée, tout tournait autour de la plage. On traînait sur le parking de la plage avec les potes, on surfait là-bas, on y retrouvait des nanas. Je faisais beaucoup de bodysurf quand j’étais gamin et ce n’est qu’à l’adolescence que je me suis mis au surf. Dès que les vagues étaient bonnes, il y avait sensiblement moins de monde en classe au lycée. Puis, je suis parti à l’université dans le Nebraska, un endroit pas vraiment réputé pour ses vagues, et j’ai quasiment coupé les ponts avec le surf jusqu’à la quarantaine. Je voyageais beaucoup ; j’ai travaillé en Afrique, en Angleterre, en Chine, à New York, mais je ne surfais que très rarement. Ce n’est qu’à mon retour en Californie à la fin des années 1980 que je m’y suis vraiment remis.

KD: Qu’est-ce qui vous a conduit en Californie ?

DW: J’étais détective privé à l’époque, je travaillais principalement sur les incendies criminels, les arnaques à l’assurance, et quelques cas d’homicides, n’importe quoi du moment que ça payait les factures. Une affaire m’avait conduit dans le comté d’Orange et, alors que j’avais une journée de libre, j’avais pris le volant pour longer la côte. Ma route m’a amené sur le Pacific Coast Highway à hauteur de Laguna et j’ai eu un flash: «Mais pourquoi je ne vis pas ici ? Qui aurait envie de quitter un endroit pareil ?» Et peu de temps après, nous avons déménagé dans le sud de la Californie avec ma femme et mon fils, et avons vécu comme des nomades durant les trois premières années. C’était une période géniale: je surfais beaucoup et je me faisais 200 dollars de l’heure comme privé. Nous allions d’hôtel en hôtel, à trouver le meilleur restaurant de tacos partout où nous allions…

Le fait de bouger en permanence m’a permis de découvrir toutes les petites micro-cultures qui existent dans le surf en Californie du sud. Et je ne me lasse toujours pas de rouler le long de cette côte, surtout au nord du comté de San Diego, entre Del Mar et Oceanside. Je dis de cet endroit qu’il est béni par les petits dieux: on y trouve le surf shop qui va bien, le bon restaurant de tacos, la bonne plage, le bon spot.

KD: À quoi ressemble le surf au quotidien pour vous, maintenant que vous vivez à San Diego ?

DW: Nous avons habité un moment à Solana Beach, mais désormais nous sommes à Julian, à une heure dans les terres, et j’adore revenir les mois d’août et septembre dans le Rhode Island. Là-bas, j’essaye de me faire plusieurs sessions par semaine. À Solana, il me suffisait de faire quelques mètres pour descendre à la plage et surfer le spot de Rockpile. Je n’avais qu’à regarder par la fenêtre pour savoir quand aller surfer. Aujourd’hui, à Julian, je surveille Encinitas depuis les webcams. Je surfe un peu moins souvent. D’ordinaire, je me mets à écrire à partir de cinq heures du matin, pour ne m’arrêter qu’en fin d’après-midi, et là, je file à la plage. Il est rare que je déroge à cette routine pour aller surfer plus tôt. Je ne suis pas un junky. Je sais que cela sonne négatif, mais j’ai toujours considéré le surf comme une récompense. Cela me remet à ma place. Car je passe mes journées à inventer des univers et des personnages qui n’en font qu’à ma guise. J’écris leurs dialogues et s’ils ne font pas ce que je leur demande, j’efface tout. On peut facilement devenir très egocentrique de cette façon, tandis que la mer ne se plie jamais à mes exigences. Ce qui me plaît aujourd’hui quand je vais à l’eau et que les vagues sont merdiques, c’est que je ne peux rien y faire.

KD: En quoi la Californie et le surf ont-ils modifié votre œuvre littéraire ?

DW: C’est en Californie que je suis parvenu en quelque sorte à me réinventer. Ma façon d’écrire a beaucoup changé. Jusque là, je m’appuyais sur un style très classique en fiction: un récit à la troisième personne, au passé. À un stade, tout cela s’est mis à m’ennuyer profondément. Je me suis dit que, plutôt que de prendre de la distance en écrivant, depuis là où on peut tout voir, je pourrais écrire du point de vue d’un surfeur et raconter les choses telles qu’elles se déroulent devant vous. J’ai balancé 300 pages du livre sur lequel je travaillais à l’époque, pour aboutir à Mort et vie de Bobby Z, le livre qui m’a permis de devenir romancier à temps plein. Je mets un point d’honneur à rappeler à mes amis de Los Angeles que Raymond Chandler a écrit parmi ses meilleurs livres sur L.A. alors qu’il vivait à San Diego. À ce titre, son travail a été de la plus haute importance pour moi. L’an dernier, j’ai relu l’intégralité de son œuvre, et je lis régulièrement du Ross Macdonald également. Le genre noir est vraiment né de ce qui caractérise la Californie: derrière ses villes magnifiques, ses filles splendides, Hollywood, ses célébrités et son culte de la santé, cohabite tout un monde sous-terrain, sur lequel je me sentais très à l’aise d’écrire. Dans le polar, on trouve une autre analogie avec l’océan que je trouve bien utile, à savoir découvrir ce qui se trame sous la surface des choses. Quelque chose qui s’est passé à des centaines de kilomètres de là est capable de produire des vagues sur la côte C’est tout le cœur du polar: chercher à savoir ce qui se passe dans le monde du crime. Là aussi, l’origine d’un phénomène peut avoir été déclenchée à des centaines de kilomètres, des années plus tôt. Ou bien, il est juste là sous la surface et pourrait bien avoir votre peau. Jamais personne n’a perdu la vie en gardant la tête au-dessus de l’eau.

KD: Que venez-vous puiser dans ce monde de la pègre pour écrire vos romans qui se déroulent dans l’univers du surf ?

DW: Dans Cool, j’évoque cette époque des années 1960 où la culture de la drogue et The Brotherhood of Eternal Love sont apparus à Laguna. Les surfeurs remontaient du Mexique avec de la drogue, puis, évidemment, de l’opium venu d’Afghanistan. Quand vous repensez à ces types de The Brotherhood, il y avait presque quelque chose d’innocent chez eux. Je ne cherche pas à édulcorer les choses, leurs agissements étaient absolument illégaux, mais on y trouvait un côté très innocent qui correspondait à ces débuts de la contre-culture. L’une des raisons pour lesquelles The Brotherhood a commencé à rapporter de l’herbe depuis le Mexique, était de faire construire une librairie à Laguna Beach. Si à l’époque il s’agissait de l’une des plus grosses organisations criminelles, elle serait minuscule comparée aux trafics que j’évoque aujourd’hui dans mes livres, dominés par des cartels mexicains hyper-violents, à l’antithèse totale de ce que nous associons à la culture surf. Et pourtant leur emprise sur la Californie et son littoral est bien réel. Prenez par exemple la crise financière de 2008: quelles furent les premières zones à s’en remettre ? Toutes celles le long de la frontière. Les cartels mexicains avaient les liquidités nécessaires pour investir leur argent sale dans l’immobilier et ils ont permis à l’économie de redémarrer: les emplois, le bâtiment, la finance. Le redressement économique a débuté dans des endroits comme San Diego, ainsi que d’autres villes surf, ce qui de fait a transformé la culture surf.

KD: Quels sont les effets concrets sur ces villes côtières ?

DW: La conséquence, c’est notamment qu’il n’existera bientôt plus d’endroits abordables aux États-Unis où venir surfer. En vivant à North County, à San Diego, on constate que la culture surf est en pleine mutation, et pas que pour le meilleur. Prenez les surfshops de luxe, ce sont quasiment devenus des grands magasins. Nous aimons tous croire que le surf est quelque chose d’à part, non ? Cela fait partie du plaisir que nous éprouvons. Nous et la Nature. Et d’une certaine façon, c’est exact. Mais ne nous voilons pas la face, prenons du recul et observons les conséquences sur l’environnement ou, au sens culturel, l’économie. L’océan et ce littoral où nous aimons tant surfer sont également un moyen de transport pour les cartels. Cette violence au Mexique n’est jamais très loin de ces stations balnéaires et spots de surf, elle est liée à une bataille pour le contrôle des zones portuaires. Dans mon livre La Patrouille de l’aube, on m’en a beaucoup voulu d’avoir évoqué le trafic des migrants à San Diego. Quand je roulais en direction de mes plages préférées, les champs de fraise étaient remplis de travailleurs illégaux à l’époque, sans parler de l’esclavage sexuel pour satisfaire ces ouvriers. On m’a alors fait comme remarque: «Votre livre sur ces surfeurs est drôle, mais pourquoi avoir placé ça là ?» Je jure que si une personne de plus se met à décrire mon travail comme «sombre», je hurle. Ce sont à la fois la beauté et les aspects sombres de ces endroits qui m’intéressent, et les deux sont bien plus interconnectés que les gens n’en ont conscience au premier abord.

KD: Qu’est-ce qui vous a fait croire dans le surf comme objet de fiction ? Vos livres ne semblent pas tellement inspirés par votre propre expérience.

DW: J’ai vraiment hésité avant d’écrire sur le surf. Je ne souhaitais pas révéler cette partie de ma vie. Le surf a toujours été un moyen pour moi de fuir les autres. Et en même temps, en tant qu’écrivain, j’étais vraiment attiré par la culture surf et son langage. J’avais déjà écrit deux livres vraiment lourds, dont le dernier, La Griffe du chien, parlait des cartels. Une fois le livre achevé, ma femme m’a trouvé déprimé. J’avais besoin de faire une pause et j’ai donc saisi cette opportunité d’écrire en partie sur le surf et ses micro-cultures. Je trouve cela génial qu’entre deux plages, situées seulement à un kilomètre l’une de l’autre, l’univers puisse être très différent. Je crois que le grand public n’a pas conscience de cela en pensant au surf.

KD: Vous êtes-vous inspiré de surfeurs que vous connaissez dans vos romans ?

DW: Je prends beaucoup de précautions quand je «vole» la vie des gens. Je n’ai pas les mêmes scrupules s’agissant des cartels, mais avec les surfeurs, je ne veux vraiment pas qu’ils aient l’impression que je me sers d’eux, car ce n’est pas le cas. De temps en temps, je leur emprunte des dialogues ou des petites histoires, mais les personnages ne sont pas réels, et je fais en sorte de forcer leurs traits quelque peu, car c’est le jeu avec la fiction.

KD: Quelles difficultés particulières présente le surf dans l’écriture d’un roman ?

DW: Je ne souhaite pas pousser le bouchon trop loin, mais écrire sur le surf ressemble beaucoup à écrire sur le sexe. Il est facile de se laisser aller à une pornographie stupide et à aligner les clichés. Le polar aussi peut vite tourner à la parodie: «Elle était blonde, magnifique, et morte.» La difficulté supplémentaire avec le surf est de faire la part entre les lecteurs qui s’y connaissent et le plus large public qui ni pipe rien. Le point commun entre ces lecteurs est leur envie, même si réprimée, de rebondissements et de rush d’adrénaline, et il s’agit donc de les embarquer dans cette aventure.

KD: Avez-vous l’intention d’écrire à nouveau sur le surf ? Cela fait déjà quelques sorties depuis votre dernier roman surf…

DW: Il est vraiment impossible de tout planifier à l’avance lorsque l’on est écrivain. Un peu comme en surf à ce titre. Vous croyez en être capable, mais en fait, non. Je travaille à un nouveau livre pour ma trilogie sur les cartels de la drogue, et c’est une activité qui s’est révélée très chronophage. Mais je finirai par écrire à nouveau sur le surf. J’ai six romans surf en tête, avec le personnage de Boone Daniels de La Patrouille de l’aube, qui se dérouleraient sur 24 heures. Et donc, le dernier parlerait de surf de nuit, à savoir l’un des trucs les plus idiots et géniaux à faire.

    Traduction David Bianic

Publié dans Surfer’s Journal 127