La cérémonie autour d’un défunt tient pour beaucoup à une tradition religieuse, souvent continuée à bon escient qu’on soit croyant ou pas. A cela les surfeurs ont la particularité d’y ajouter leur cérémonie océane, de tradition polynésienne, hawaïenne, où la personne décédée, connue pour son lien avec l’océan, part retrouver ces eaux salées et ces vagues sacrées qui constituaient comme une «enveloppe» d’elle-même, selon la vision ancestrale de ces Polynésiens qui colonisèrent les îles du Pacifique et inventèrent le surf.
Ainsi un peu partout dans le monde, s’expriment désormais ces racines du surf dès lors qu’une communauté tissée autour d’un spot perd un des siens. Comme une tradition renouvelée qui assurent aux surfeurs un moment de recueillement et de partage, tant avec l’ami disparu qu’avec cet océan dont chaque surfeur sait, par ailleurs, qu’il se dispute individuellement les vagues. Il y va d’accompagner celui qui s’en va comme de se rappeler d’où on vient.
Que le défunt soit connu de beaucoup de monde ou qu’il soit un maillon d’une amitié océane entre quelques-uns, l’enjeu de la cérémonie est le même: ramener précisément la disparition d’un être cher à la noblesse du cycle des éléments naturels et atténuer la tristesse des proches par le soutien exprimé d’une union en mer.
Aussi les surfeurs, porteurs d’une fleur, se retrouvent-ils assis en cercle sur leur planche, dans ces eaux que le défunt avait pour habitude de pratiquer en surfant. Au centre, celle ou celui de la famille qui en porte les cendres ou qui en déploie une couronne invite au silence pour qu’on n’entende que la sonorité des éléments, jusqu’à ce que la puissance du recueillement, par un cri d’appel, déborde soudainement en une allégresse collective. Alors, tandis que les fleurs volent, l’eau et les voix jaillissent de toutes parts, formant comme une pluie de joie révélatrice d’un autre état. Comme un étonnant instant de bonheur où l’océan, fabuleuse caisse de résonnance, joue sa part de vérité et de force de rédemption.
Parmi les nombreuses activités humaines et sportives tissant spécifiquement une communauté, les surfeurs ont le mérite et la chance de perpétuer la tradition d’une telle cérémonie, à la fois simple et puissante, et propre à eux. Beaucoup de l’extérieur s’en étonnent et s’en ravissent.
Au nom du surf club dont je m’occupe, j’ai été amené plusieurs fois à organiser avec d’autres de telles cérémonies océanes pour des surfeurs dont eux-mêmes ou les proches ont voulu qu’hommage leur soit fait dans la zone de Parlementia. A ce titre, je me permets ici de témoigner de deux cérémonies récentes qui m’ont marqué.
Lors de l’attentat terroriste au Bataclan à Paris en novembre 2015, un surfeur régulier de Guéthary fut abattu. Je ne le connaissais pas intimement mais des membres du club me sollicitèrent pour qu’on organise une cérémonie océane, également à la demande de la famille. Dans le contexte national des circonstances tragiques de ce décès, les proches voulurent que cela se passe dans la discrétion et décidèrent eux-mêmes, pour des raisons pratiques, du jour et de l’heure de la cérémonie. Arrivant d’un peu partout en France et en Europe à la veille de l’évènement, accablés par la soudaineté et l’inimaginable d’une telle disparition, la plupart d’entre eux, non surfeurs, n’en connaissait pas vraiment la teneur. Jusque là rien d’insurmontable, d’autant que les locaux amis surfeurs du défunt étaient présents aussi. Mais c’était oublier l’océan qui précisément ce jour-là s’annonçait en furie (3,50 m de houle, vent onshore à 60 km/h, averses…), comme l’écho peut-être d’une rage nécessaire des éléments face à la violence arbitraire et injuste des faits. Ce qui invitait d’autant plus à maintenir coûte que coûte cette cérémonie d’un ordre exceptionnel, malgré les difficultés réelles de son organisation. Et ce fut ainsi, qu’en fin de matinée et à marée basse, avec des vagues déferlant à l’entrée du port, plus de quarante de personnes se retrouvèrent devant le club, résolues à affronter les eaux glacées d’une mer en tempête, en hommage au surfeur défunt. Parmi elles, nombreux étaient des néophytes en matière de surf, voire en matière d’océan. Mais, habillées de combinaisons prêtées, les planches sous le bras, elles ramèrent cahin caha, dans le courant, à une trentaine de mètres du bord en vue du cercle à former. Dans le même temps, le père du défunt, équipé d’un gilet de tow-in car mauvais nageur, rejoignait le cercle à bord de la pirogue du club, en proie à la douleur et portant les cendres de son fils. Et là, hors de question de chavirer.
A l’entendre ici, on pourrait croire à l’ineptie de cette cérémonie en de telles circonstances, mais tout se passa bien, les nuages se dissipant en temps voulu et la pirogue ne chavirant qu’après que tout le monde se fût relâché dans le jaillissement floral et aquatique final. Le père, sans crainte, rentra accompagné à la nage. Et devant le club, ce fut alors un incroyable assemblage de visages plus radieux les uns que les autres, chacun y allant de son sourire et de son commentaire heureux pour exprimer son émotion. L’océan bien que n’ayant pas facilité la solennité de la cérémonie, avait joué son rôle salvateur et permit une échappée de bonheur dans la tristesse accablante de cette tragédie. Quelques semaines plus tard, je reçus une lettre des proches nous remerciant au nom de la famille et insistant sur l’importance bienheureuse qu’avait été pour eux cette belle cérémonie.
L’autre cérémonie fut celle, en décembre dernier, organisée pour François Lartigau, membre important du club et surfeur historique et charismatique. Ayant accepté avec dignité le voyage final auquel le conduisit sa maladie, François avait dûment pré-organisé le déroulement de la cérémonie qu’il entendait qu’on lui fasse. Rien de vraiment différent à ce que font habituellement les surfeurs, si ce n’est qu’il demandait à ce que la cérémonie ait lieu dans des conditions météorologiques propices. Pour diverses raisons, celle-ci ne pouvait se dérouler qu’à partir d’une certaine date. Or précisément les conditions, jusqu’alors de mer très forte, se calmèrent à cette date, pour offrir finalement le lendemain un jour ensoleillé et radieux, avec de magnifiques vagues offshore. La concordance de la majesté des éléments avec la date envisagée de la cérémonie était, par ailleurs, un bel écho de cette même concordance d’un temps magnifique et de lumières crépusculaires époustouflantes ayant aussi accompagné François Lartigau dans les dernières semaines de sa vie. Comme une alliance dans la sérénité entre celui-ci et l’océan qui l’habita toute sa vie. Le cercle dans l’océan réunit plus d’une centaine de personnes, rendant le recueillement autour des enfants au centre et la dispersion des fleurs sous la pluie des eaux, encore plus prenants. Puis la plupart des surfeurs filèrent sur le spot prolonger la cérémonie en une session de surf pour François durant laquelle la fille de celui-ci se défia à surfer la grande planche de son père avec une audace et un talent inédits. De quoi évidemment la rendre radieuse à la sortie de l’eau. Là encore la cérémonie océane se révéla bellement salvatrice.
Dans un texte sur la cérémonie et sur ce qui en fait son rôle, sa pertinence dans les cultures qui la pratiquent avec une véritable attention collective, Jean Baudrillard, penseur défunt important de la fin du 20ème siècle, écrivit: «Les cérémonies sont faites pour régler les apparitions et les disparitions. Car il ne s’agit pas de laisser cela au hasard. Ce qui a toujours fasciné les hommes, c’est le double miracle de l’apparition des choses et de leur disparition. Et ce qu’ils ont toujours voulu préserver, c’est la maîtrise de celles-ci et de leur règle.»
Quand l’arbitraire de la folie d’assassins tombe sur quelqu’un, il s’agit alors par la cérémonie de garantir à celui-ci les règles exemplaires («élémentaires») d’un destin et de dissoudre la violence de sa disparition dans l’apparition et le partage d’un océan en l’occurrence tumultueux. Quand le voyage de quelqu’un devient l’écoulement de la maladie qui l’emporte, il s’agit là aussi de reconnaître à celui-ci les règles exemplaires («élémentaires») de la maîtrise de son destin et de conjuguer sa sereine disparition avec l’apparition et le partage d’un océan en l’occurrence majestueux. Pour autant la cérémonie ne signifie rien, elle n’est qu’un acte d’accompagnement, qu’un geste de célébration, de séduction dans l’apparition/disparition des choses ou, pour les surfeurs, d’un compagnon de session qui s’en va rejoindre dignement le miracle des vagues dans leur cérémonial naturel.
Comme quoi parfois être surfeur peut devenir salutaire
— Gibus de Soultrait
Parus dans Surfer’s Journal 119