Alors que nous publions dans ce numéro (SJ 128) un long article sur les Outer Banks de la Caroline du Nord aux Etats-Unis, le cyclone Florence sema récemment la panique sur cette côte américaine, causant le déplacement de plus de 1 800 000 personnes, avant finalement de redescendre en tempête tropicale, noyant cependant le rivage sous des pluies d’une rare intensité. Dans le même temps, le cyclone Mangkut de catégorie 5 ravagea à nouveau les Philippines, suscitant la mort d’une centaine de personnes, puis prolongeant sa course dévastatrice sur le long des cotes du sud-est asiatique. Comme un rappel en stéréo des deux côtés du globe que les éléments naturels sont encore ce qu’il y a de plus puissant sur terre, quoi que puissent en penser les humains dans leurs conquêtes modernes.

Le cyclone Florence menaçant la côte des Outer Banks en Caroline du Nord vu depuis la Station spatiale internationale. ©ISS

Que la fréquence ou la violence de ces cyclones puisse être reliée au réchauffement climatique, la science ne l’affirme pas encore compte tenu de bases de données annuelles trop récentes, mais l’effet démultiplicateur que peut avoir la température élevée des eaux océanes sur la force tourbillonnaire de ces cyclones est reconnue. Autant dire qu’il va falloir s’adapter de plus en plus à la caisse de résonnance climatique (et médiatique) de ces phénomènes naturels, au même titre que d’autres. L’effet de serre de nos émissions carbones commence sérieusement à influer sur le métabolisme de notre planète, à défaut de se faire ressentir dans les habitats climatisés de ceux qui persistent à tenir le cap d’une capacité humaine à faire plier la nature, croissance économique oblige. Pour autant la faille se fait entendre et ce n’est pas rien d’apprendre que lors d’un sondage au printemps 2018, 73 % des Américains considèrent qu’il y a des preuves du réchauffement climatique. Et pour les 27 % restant, la NASA vient d’envoyer un satellite d’observation de la fonte des glaces, aux pôles comme partout dans le monde, qui par un laser va mesurer les épaisseurs glacières tous les 70 centimètres. Un coup à un milliard de dollars, sur les années prévues d’observation, qui pourrait peut-être ramener à terme l’Amérique à la raison de la table des négociations climatiques et à ses engagements de la fameuse Cop 21… Reste quand même qu’une telle capacité technologique à mesurer si finement la preuve notre incidence de civilisation sur l’évolution climatique rapide actuelle résulte de cette même civilisation. Si le progrès, c’est finalement de démontrer les conséquences destructrices du progrès, il y a désormais un nouveau logiciel du progrès à initier, sans trop attendre plus de démonstrations.

Si septembre correspond à la période des cyclones, c’est aussi le mois où le festival Climax à Darwin Bordeaux (SJ 110, 116, 122) bat le rappel d’une prise de conscience écologique collective, en associant, sous une même manifestation, notre propension au plaisir de la fête, musique faisant, et notre nécessité d’être à l’écoute des faits, conférences aidant. Et par effet de prédestination naturelle, Climax et cyclones de résonner, de tourbillonner dans un même vortex. En 2017, la troisième édition du festival se déroulait alors que l’ouragan Irma ravageait une partie des Antilles. Cette année, à peine le festival se terminait que le cyclone Florence rappelait aux Américains qu’ils pouvaient effectivement considérer qu’il y avait des preuves du réchauffement climatique. Peut-être qu’ils s’intéresseront à l’édition 2019 du festival… 

Ce quatrième Climax 2018 succéda aussi de quelques jours à la démission remarquée de Nicolas Hulot de son poste de Ministre de la Transition écologique et solidaire. Une démission qui dépassa le seul bruit du jeu de chaises musicales cher aux politiciens. Venu à l’écologie sur le tard au fil de son émission Ushuaia, elle-même d’abord tournée vers les sports extrêmes (années 1980) avant de prendre un virage environnemental (années 1990/2000), l’homme n’est pas un personnage du sérail politique. Il prit cependant son bâton de pèlerin pour plonger à bras le corps dans les méandres politico-administratives, avec le réalisme d’y prendre des coups, d’avaler des couleuvres, mais avec le pari de secouer le cocotier d’une élite gouvernementale quelque peu à l’ouest de la société civile et ses préoccupations lucides. L’homme a eu du mérite, jouant des petits pas qui font les grands jusqu’à ce que l’humiliation vaille le bras d’honneur d’une rupture sans préavis au micro matinal de la radio publique. On salue le geste ! Car en se retrouvant en réunion officielle sous la direction du Président de la République lui-même, mais mis par celui-ci à égalité d’échelle et de valeur par rapport à un lobbyiste pro-chasse, c’est non seulement le Ministre qui est humilié, mais l’écologie en soi et toutes celles et ceux qui la défendent qui sont dénigrés. Non pas que les chasseurs et leurs représentants ne fassent rien pour l’écologie, mais juste que quand celle-ci devient un sujet sérieux d’argumentation du bien commun, il est indécent d’y retrouver des agents sournois des intérêts privés. Et Hulot, pas à sa première humiliation face à l’entremise décomplexée des marchands de biens, d’avoir au final la décence de craquer et d’avouer en public. 

Dans la foulée Hulot aurait pu se rendre à Climax, puisqu’avant de devenir Ministre, il a plusieurs fois honoré ce festival d’écomobilisation de sa présence. Intelligemment l’homme n’a pas fait ici cas de sa personne, limitant son soutien à la manifestation par un tweet amical. Mais à l’inverse, l’onde de choc de sa démission a soulevé, dans la population, la nécessité d’un rappel à la dignité publique doublée d’un sérieux cri d’alarme face à l’aveuglement et l’inertie politico-économique des gens de pouvoir, en ce qui concerne l’état des lieux menaçant de la planète. Pour effet, l’Appel de 700 scientifiques français dans lequel on lit: 

«Nous sommes d’ores et déjà pleinement entrés dans le “futur climatique”… Mais les discours sont insuffisants, comme le montrent les récents chiffres d’émissions de gaz à effet de serre provenant de la combustion des énergies fossiles, qui indiquent des tendances inquiétantes (+ 1,8 % en Europe et + 3,2 % en France en 2017 par rapport à 2016). Il est tout aussi crucial qu’urgent de sortir du champ de l’incantatoire et de traduire concrètement ces discours en choix politiques forts et clairs au service d’une transformation sociétale profonde… Cette transformation, si elle est ambitieuse et représente un chemin bien différent de celui que nous suivons, n’est pas une utopie. Elle repose pour beaucoup sur des solutions déjà disponibles: diminution de la consommation d’énergie, recours à des énergies décarbonées, meilleure isolation des bâtiments, mobilité repensée évitant les moteurs thermiques, ferroutage, agriculture écologique, production locale, verdissement des villes, économie collaborative et circulaire, révolution numérique, etc., autant de changements qui, s’ils sont bien conçus et combinés entre eux, nous aideraient à atteindre les objectifs climatiques tout en permettant de réduire notre empreinte sur la planète, notamment en diminuant la pollution et notre impact sur la biodiversité… Si la transition est possible, elle ne va pourtant pas de soi. Encore faut-il se saisir des solutions, puisque notre réussite collective dépendra de l’échelle et surtout de la vitesse à laquelle elles seront déployées. C’est pourquoi se préoccuper du changement climatique doit réellement devenir un objectif politique de premier ordre… » Et si les murs du pouvoir ne tremblent pas encore, la rue se réveille de plus en plus.

Le 8 septembre 2018, des centaines de milliers de personnes ont défilé, au pied levé, pour La marche pour le climat, dans les villes d’une centaine de pays. Ici à Bordeaux. Photo GS

Toujours dans le même tempo de ce mois de septembre d’agitation climatique et écologique, partout dans le monde, la foule des anonymes pour qui la considération de notre environnement est devenue «un objectif politique de premier ordre» a défilé, au pied levé, dans la rue, histoire non seulement de se faire entendre mais surtout de se reconnaître, de se renforcer. Et l’effet fut indéniable. Les villes d’une centaine de pays ont effectivement sonné le clairon environnemental à l’unisson, le samedi 8 septembre 2018. Bangkok, Bruxelles, Paris, Bordeaux, Marseille, San Francisco… Sous les pavés, le climat, la biodiversité, la vie de Demain 

La surfeuse musicienne Lee Ann en concert à Climax 2018, Darwin Bordeaux, avec son père Tom Curren, co-fondateur de Surfrider Foundation Europe. Photo GS

En opportune résonance, Climax transformait le soir en heures heureuses, concerts à l’appui, tout en rappelant au réveil la sérieuse gueule de bois environnemental qui nous attend à se souler de croissance économique et d’exploitation des ressources naturelles. Ce qui, de fait, redoublait la migraine du matin, fort des bières de la veille. De Jean Louis Etienne (explorateur polaire) à Jane Goodall (primatologue) en passant par des dizaines experts environnementaux de la sphère associative, universitaire et institutionnelle, le diagnostic est sévère… comme un cancer avec lequel on vit comme si de rien n’était, jusqu’à ce que les métastases deviennent incurables. Et certains de nous parler, dans le feu des incertitudes du scénario climatique, de 2032 comme issue fatale du désenchantement consumériste moderne. Oublie même la voiture électrique, c’est le retour au cheval ou l’apocalypse, s’enflamme, un peu provocateur, Yves Cochet, ex-député national et européen dont la compétence verte ne fait pas photo. On sourit mais on encaisse quand même ! Fini le temps du constat, même celui de la prescription, faut passer aux soins, à l’action ! Ça tombe bien, en ces temps de chômage endémique ou de boulots (de merde) sans sous à foison, on pourrait lancer comme slogan d’avenir:  « Frugalité, oisiveté, gratuité », surfing life mode 70’s, quoi ! Et comme un écho, un groupe d’universitaires chercheurs de haut calibre de 28 pays européens vient de lancer à son tour un appel à l’Europe «pour ne plus dépendre de la croissance», avec des mesures précises comme «mettre en place une commission spéciale sur les avenirs post-croissance au niveau du Parlement européen. Cette commission doit débattre activement de l’avenir de la croissance, proposer des politiques publiques alternatives et reconsidérer la poursuite de la croissance en tant qu’objectif politique général», ou encore «incorporer des indicateurs alternatifs dans le cadre macroéconomique de l’UE et de ses Etats membres. Les politiques économiques doivent être évaluées en fonction de leur impact sur le bien-être humain, l’usage des ressources, les inégalités et la propension à favoriser des emplois décents. Ces indicateurs doivent avoir une priorité supérieure au PIB dans la prise de décision». Sortir des dogmes, pas tant pour éviter l’apocalypse, (on s’en passera !), que pour faire preuve de bon sens désormais face à la situation d’incertitudes environnementales et sociétales qui nous incombe.

Pour finir cette cascade d’appels à l’insoumission écologique, dont la propagation en houle longue et mondiale est inexorable, ce sont Jane Goodall, 84 ans, éthologue militante, et Edgar Morin, 97 ans, résistant de la Seconde Guerre mondiale, sociologue, penseur pionnier de la complexité, philosophe humaniste-écologiste et militant insatiable, qui, se retrouvant à Climax, s’exclamèrent haut et fort dans la presse (Une de Libération, 10/9/18): «Nous devons résister». Lisons.

Edgar Morin : «Non seulement nous devons comprendre que nous ne sommes pas des êtres séparés de la vie, mais que tout en ayant une conscience et une culture humaines, nous sommes aussi des animaux. Nous sommes des primates, des mammifères, des vertébrés, nous sommes faits de cellules, nous sommes les héritiers de toute l’évolution de la vie, nous l’avons en nous !… Aujourd’hui nous savons que même les plantes, que même les arbres communiquent entre eux, qu’il y a de la sensibilité, de l’intelligence, y compris végétale. La vie, les espèces, ne sont pas nées par hasard comme le croient encore certains biologistes, il a fallu une créativité pour qu’apparaissent les ailes des papillons, des hirondelles, des chauves-souris, les pattes, l’estomac, le cerveau, tout ceci, c’est la créativité de la vie. Nous ne sommes pas les seuls qui créons, qu’il s’agisse de belles œuvres d’art ou d’architecture… Nous devons être solidaires, savoir que nous sommes des enfants de la Terre, mais aussi du cosmos, sans savoir très bien pourquoi ni comment. C’est cette solidarité avec le monde que portaient certaines conceptions que nous avons rejetées, comme celle par exemple des populations des Andes pour qui la Pachamama, la Terre mère, était primordiale. Ils faisaient partie de la nature, la nature était en eux. Nous devons retrouver cette idée fondamentale.» Et pour nous surfeurs qui «descendons» des Polynésiens, l’idée est non seulement fondamentale mais claire. 

Pour autant quid du passage de l’idée à la réalité, de nos jours ? 

Jane Goodall: «La raison suivante d’espérer, c’est la résilience de la nature. Vous pouvez détruire un endroit, mais en lui accordant du temps et avec parfois un peu d’aide, il peut se restaurer… Enfin, je crois que l’esprit humain est indomptable. Pour exemple, des gens comme Edgar Morin s’attaquent à ce qui paraît impossible et ne se résignent pas, n’abandonnent pas.»

Edgar Morin: «Je place de l’espoir dans l’improbable. Si je considère la probabilité de nous sauver, c’est très inquiétant, nous allons toujours vers plus de dégradations et beaucoup plus de risques dans tous les domaines. Mais, souvent dans l’histoire, arrive un événement improbable. La victoire des nazis sur l’Europe semblait probable, et puis il y a eu la résistance de Churchill en Angleterre, celle de la Russie… et ça s’est renversé. La chute du mur de Berlin était improbable, et pourtant c’est arrivé… Je crois qu’il peut y avoir le dépassement d’un seuil critique et de résistance et qu’on peut faire quelque chose de positif… Dans son poème Patmos, le grand poète allemand Friedrich 

Hölderlin dit que là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. Plus nous serons près du danger, de l’abîme, plus, peut-être, nous comprendrons qu’il faut en sortir. Ce sont des espoirs fragiles. Mais dans la vie, l’espoir n’est jamais une certitude, l’espoir est une possibilité, même faible. C’est dans ce sens qu’il faut aller.» (1)

Les raisonnements d’hier n’ont pour eux que leur capacité à nous faire croire en leur certitude dans un monde qui n’en a plus et qui n’en produira plus, qui n’en voudra plus. Un monde sans certitude est un monde à l’écoute de ce qu’il advient et qui remet son sens, ses sens en jeu. Seule façon de s’adapter et de goûter. Seule façon d’espérer et d’agir.

En surf, quand on y réfléchit bien, la vague est chaque fois un événement improbable, de sa genèse à son déferlement en passant par l’incertitude totale de la surfer quand on attend qu’elle arrive, assis au line-up. Et pourtant elle arrive et pourtant on la surfe…

Donc joli mois de septembre 2018 avec cette improbable vague de sensibilisation et d’actions écologiques. Et bravo aussi à toute l’équipe de Darwin Climax (pour bonne partie des surfeurs) pour initier, agiter (non sans devoir durement résister !) le vortex de notre «transition écologique et solidaire». Plus qu’un travail de Ministre ! Juste un «événement improbable», parmi de multiples autres, tissant désormais un avenir résistant, résiliant et de ce fait enchanteur. Go for it !

—Gibus de Soultrait

(1) Propos recueillis par Coralie Schaub

Libération 18/9/18.

Paru dans Surfer’s Journal 128