Le bruit des vagues rythme ses réflexions depuis maintenant quarante ans. Né à Biarritz en 1957, Gibus de Soultrait, surfeur, écrivain, journaliste, est un match-maker autodidacte hors norme. Il a fait se rencontrer deux univers qui s’ignoraient. Celui de la glisse, et celui de la philosophie. Lui-même est comme né de ce croisement peu banal. Surfeur assidu depuis l’âge de 10 ans, il crée à deux le magazine Surf Session en 1986, cofonde l’ONG de défense des océans Surfrider Foundation Europe en 1990, puis prend la direction de Surfer’s Journal en France en 1994, avant de lancer en 2018 en petit groupe le mouvement citoyen Rame pour ta planète. Voyageur libre, imprégné de l’esprit surf alternatif des 70’s, il se jette dans les bras du monde à seulement 18 ans, un peu à l’arrache, bourlinguant en auto et bateau-stop. Comme en surf, il laisse la vague l’emporter. Celle de ces années 1970 le porte aux confins du Pacifique et au bout de l’Amérique. Jusqu’au Mexique, où il côtoie Ivan Illich, penseur de l’écologie politique et fondateur d’une université libre
A 20 ans, revenu en France, c’est presque naturellement qu’il rejoint, en auditeur libre, les bancs de la faculté populaire de Vincennes, où les étudiants tutoient Foucault, Deleuze, Rancière ou Lyotard. Gibus de Soultrait y enrichit son bagage original, fait d’embruns et de jus de crâne, d’esprit libre et d’attention à la sensation. Il noue par la suite une amitié épistolaire avec Gilles Deleuze, sur fond d’intérêt commun pour les problèmes philosophiques que pose la glisse. «C’est le livre qui me semblait manquer», lui répond ainsi Deleuze après avoir lu L’entente du mouvement, essai paru en 1995, dans lequel Gibus de Soultrait analyse la société tout entière, inspiré par l’expérience du surf.
Depuis, le surfeur-journaliste à l’écoute du monde n’a de cesse de marier les disciplines où il excelle. Autant de matières premières qui, travaillées et retravaillées pendant des années, comme les vagues polissent minutieusement le sable, aboutissent à des publications, des films, des conférences, et mêmes des mots sur les murs, comme pendant Mai 68. «Rien ne presse, le rythme est notre messe» scandent parfois les palissades après le passage de l’auteur. Jusqu’à aujourd’hui, avec la publication du Surf change le monde, œuvre hybride, riche de textes variés, où s’entremêlent éléments autobiographiques, textes philosophiques et retours historiques sur la pratique de la glisse. Fort des enseignements du surf, l’ouvrage imagine un monde à la hauteur de l’enjeu écologique. Un monde qui prendrait comme motto «Frugalité, oisiveté, gratuité». Un monde, en somme, appréhendé comme un surfeur face à une belle vague, une ressource naturelle rare et incertaine… Gibus de Soultrait porte sa pensée de la plage à la planète. Et réfléchit comme il surfe: librement.
—Manon Meyer-Hilfiger
Dans ce livre, vous mêlez éléments autobiographiques, analyse du monde du surf, réflexion sur notre modernité. Pourquoi ? Comment faites-vous le lien entre les différents chapitres ?
Un livre est toujours le fruit d’une maturation et en même temps sa réalisation reste une surprise. Tout écrivain sait cela. Cette idée du mouvement m’habite depuis quarante ans avec mon voyage, le surf puis l’écriture de L’entente du mouvement sorti en 1995, comme un essai de laboratoire. A cela s’est ajouté un lien évident entre cette réflexion du mouvement à partir du surf et la civilisation maritime polynésienne d’où est partie cette pratique. Tout ça a fait résonance dans ma tête. J’ai commencé à faire des petites conférences associatives faisant le pont entre ces différents éléments et j’ai vu le public accrocher. Ce fut très important ce regard, cette attention d’interlocuteurs face à mon propos, car on a vite fait d’être un peu «barré» quand on sort des sentiers battus. Cela m’a convaincu d’en faire un livre que du coup j’ai poussé jusqu’au bout, c’est-à-dire en le mettant lui-même en mouvement avec sa diversité graphique et typographique. Néanmoins chaque élément, chaque partie suscite son propre attrait – les Polynésiens, la contreculture surf, mon voyage, cette pensée du mouvement – selon les affinités qu’y trouve le lecteur. Puis il y a le risque proposé à celui-ci de passer d’un texte à l’autre, comme il veut, donc de s’aventurer dans le mouvement de ce livre pour ressentir, si possible, le mouvement lui-même et en tirer une écoute différente de notre époque. C’est un petit défi de ma part. Ça le fait chez certains lecteurs, pas chez d’autres qui du coup ne lisent pas tout mais ont avec eux ce livre qui fait objet, avec notamment ce dessin spécifique de couverture d’Olivier Millagou caractérisant un titre un peu provocateur, Le surf change le monde, mais aussi une démarche intellectuelle qui garde son humour, sa propre distance. Mais il y a une cohérence d’ensemble, du moins à mes yeux…
Ce livre s’adresse-t-il aussi à ceux qui ne surfent pas ? Pourquoi et comment ?
Ce n’est pas un livre de surf, mais un livre «du surf». Il vient du surf comme moi-même, dans mon expérience et ma réflexion multiples, j’en suis issu. A la fois narratif et réflexif avec des textes variés à piocher ou à suivre dans ce qui fait justement leur composition en mouvement, ce livre est sincèrement, je pense, sympa à lire. Donc bien sûr il s‘adresse aussi à des non-surfeurs. De raconter comment les Polynésiens ne faisaient qu’un avec l’océan en s’aventurant dans le Pacifique et en inventant le surf, va dans le sens de notre besoin de savoir renouer avec notre environnement. Le récit de mon voyage, inhérent à l’utopie et l’esprit de contreculture des 70’s, et mené au gré des circonstances du jour pendant deux ans, est un témoignage qui s’inscrit dans les questions et la critique actuelles des récits dominants. Quant à la partie reprenant ma pensée du mouvement suite à ma rencontre avec le philosophe Gilles Deleuze, il faut se laisser porter par la lecture des phrases, des aphorismes et des digressions, en y prenant ce qui vient et fait sens pour soi. Chacun a de quoi y trouver son compte. Si ça peut paraître parfois énigmatique dans son élocution, c’est assez fluide, voire jouissif sur certains passages, et cela place notre époque et ses enjeux dans la perspective de l’entente de cette dimension du mouvement. Ça peut apprendre du coup à «surfer» sans être surfeur ! Ce serait chouette.
Vous commencez par raconter l’histoire des Polynésiens, ceux qui ont inventé le surf, et notamment celle de Tupaia, talentueux navigateur polynésien, pourquoi est-ce important aujourd’hui ?
Les Polynésiens ont développé, en leur temps, une des plus grandes civilisations maritimes de l’humanité en suivant une intelligence du monde et des techniques n’ayant rien à voir avec les nôtres. Ils naviguent sans instruments, sans artifices, mais bien sûr avec une connaissance, passée oralement de génération en génération et doublée d’expérience acquise, qui permet aux pilotes des bateaux de se situer dans une immensité océane qui fait 166 millions de km2. La surface insulaire représente moins de 1% de cette étendue, donc trouver une île vaut largement autant que, nous, d’aller sur la lune. Et pour savoir où ils vont dans l’océan, les marins polynésiens apprennent à voir venir, au point que cela les fait dire que ce n’est pas eux qui vont vers une île mais que c’est l’île qui vient à eux. Leur technique réside dans l’observation et l’interprétation des éléments marins de passage – vent, houle, nuages, étoiles, oiseaux, poissons… – avec chaque fois une signification accordée à l’élément qui importe. Une façon de faire corps, concrètement et spirituellement, avec la situation pour naviguer avec elle et conduire l’embarcation à bon port.
Et puis il y a l’histoire de Tupaia qui aujourd’hui sort au grand jour. Un grand pilote polynésien qui embarque avec Cook lors de son premier voyage dans le Pacifique. Notre culture n’a retenu et prodigué que Cook et sa cartographie au sextant et autres calculs mathématiques, effaçant cette rencontre avec Tupaia, cet indigène sauvage. Pourtant à la lecture de la biographie de cet homme et des recherches effectuées sur son savoir, non seulement il a eu un rôle notoire auprès de Cook dans sa navigation et sa rencontre avec les peuples des autres îles, mais on peut établir qu’il se situait parfaitement et sans rien sur un tiers du Pacifique ! C’est totalement extraordinaire quand on pense que désormais l’homme moderne ne sait plus où il est à trois pas de chez lui sans son portable et le traitement GPS de millions de données circulant à la vitesse de la lumière autour du globe, avec ce que cela a induit comme géniales inventions mais aussi comme dramatiques conséquences écologiques ! Et le surf vient de Tupaia, de ces Polynésiens qui avaient donc conçu l’océan comme une enveloppe d’eux-mêmes pour mieux s’y mouvoir et exister, comme le surfeur enveloppé dans le tube du mouvement de la vague. Ça peut paraître magique, mystique, mais c’est très concret.
A un moment où notre modernité, face à une certaine impasse civilisationnelle, nous questionne sur notre relation au monde, cette histoire relativise la supériorité de notre savoir rationnel et technologique, mais surtout, sans le renier, elle peut, à sa façon, lui donner des pistes d’entendement à développer avec le monde, conçu en partenaire par son mouvement, et non en conquête selon notre raison rendue aveugle. Mais cela plus globalement les scientifiques l’ont compris, puisque rationnellement ils nous interpellent à sauvegarder notre planète. Que le surf y ajoute modestement son récit a son importance. Tout est bon à prendre pour diversifier notre écoute des choses.
Mais plus précisément pourquoi le surf change-t-il le monde ?
Parce que le surf est l’expérience concrète et inexorable de l’incertitude de la vague. Dans un monde qui a fait, à son insu, de l’incertitude la nature même de ses événements et de leur enchaînement, le surf devient un angle de vision, un outil d’appréhension qui renouvelle notre relation au monde… et pourquoi pas ainsi le change, comme une graine.
Deux caractéristiques ici du surf : 1) il nous conduit à concevoir le mouvement comme détaché du déplacement d’un point à un autre dans l’espace-temps usuel, pour alors l’entendre en soi comme étant un mouvement pris dans le déplacement d’un mouvement, le surfeur en mouvement avec le mouvement de la vague ; 2) il engage de ce fait un déséquilibre qui s’équilibre en étant en mouvement avec le mouvement. Le surfeur s’élançant puis sinuant debout sur sa planche avec la vague.
Ce ne sont plus les mêmes repères, les mêmes critères et les sensations encourues invitent à la perception et la construction d’un autre paradigme: non plus celui établi et connu du «libre arbitre» (ma liberté de choix) mais celui, à découvrir, à transcrire, de se placer «à juste titre», d’être opportun. S’il est facile pour celles et ceux qui apprennent à surfer de se mettre débout sur la planche, c’est une autre affaire de s’élancer avec la vague au bon endroit au bon moment. En surf, c’est la vague qui décide d’où et quand on peut la prendre. S’y inscrire justement, l’intégrer promptement et la suivre, l’écrire en manœuvrant, tout ça résulte d’une opportunité non seulement à saisir par l’engagement mais surtout à savoir recevoir par l’observation et le placement de son propre mouvement.
Le changement radical de vision que propose le surf dans son action, tient en ce qu’il est une expérience de la venue et qu’il n’encourt aucune destination préétablie. Pour autant il engendre un équilibre. Il est l’expression d’une trajectoire chaque fois se faisant avec la vague, dont le point d’échange (primordial) fait l’action et le point d’arrivée (annexe) est ce qu’il en advient.
Un fois intégrés ces préceptes, on peut comprendre pourquoi le surf et son paradigme de sensations et d’intellection deviennent appropriés dans un monde moderne rendu à l’incertitude des événements (quelles qu’en soient la nature et l’échelle) qu’il engendre et qui s’enchaînent de façon de plus en plus impromptue, malgré toute la maîtrise à laquelle il s’efforce de prétendre, algorithmes faisant.
Que nous vivions aujourd’hui sous l’emprise des flux et donc du mouvement général que ceux-ci donnent à ressentir, est une évidence, cela allant des événements multiples et incessants qui font l’actualité à notre portable, point nodal individuel et ubiquitaire de tous ces flux qu’on «surfe» au quotidien. Le 21ème siècle est celui de la dimension du mouvement, sauf qu’on appréhende celui-ci avec des concepts surannés d’espace-temps conduisant toujours à cette question de «Où va-t-on ?» et à la présomption d’oser y répondre, alors que justement le mouvement nous invite d’abord à apprendre à voir venir. Non pas «Où va-t-on ?», mais «Qu’est-ce qui nous emporte ?» avec l’observation attentive et réactive de tous les éléments qui font mouvement et nous conduisent, nous avec.
Par exemple c’est bien parce qu’on a voulu décider où aller (en haut de l’Everest, sur la lune, le progrès par la croissance, l’enrichissement par le capitalisme) qu’on s’est peu à peu aveuglé, au point d’être incapable de voir venir le sérieux des enjeux sociaux, écologiques, sanitaires, climatiques… devenus cruciaux en même pas cinquante ans. Aujourd’hui le fait qu’ils viennent (sautent) à nos yeux, qu’on soit obligé de les considérer, est bien la preuve qu’il faut apprendre à voir venir avant de décider où aller. On peut rester modernes, rationnels, inventifs sans l’arrogance du conquérant, mais avec l’humilité active du surfeur devant la vague. Encore une fois en surf, c’est elle la reine. Dans le mouvement, rien ne présume de la destination puisque celle-ci résulte de la composition de ce qui fait mouvement, d’où l’importance de veiller à tous les éléments mouvants composant une situation.
Le surf change le monde, mais le monde a aussi changé le surf. Comment ?
Déjà, dans le sillage de Cook, la colonisation des îles du Pacifique par les Blancs conduisit à la quasi-disparition de la pratique du surf par les Hawaïens, eux-mêmes ayant été décimés avec leurs coutumes par les maladies, l’évangélisation et l’exploitation cupide de leurs ressources. Puis quand le surf renaît au début du vingtième siècle avec le renfort de Jack London parlant du «Sport roi des rois naturels de la terre», le retour en grâce de cette pratique hawaïenne suit le cadre imposé du développement occidental. Il est un argument marketing pour faire d’Hawaii un lieu touristique de villégiature. En retour, il insuffle sur les plages californiennes un exotisme qui rajoute à la fameuse Conquête de l’ouest une nouvelle part de rêve, avec Hawaii et son «paradis» en point de mire. Sans Hawaii, sans le surf, la Californie, cinquième puissance économique du monde, ne serait pas la même. La révolte contre la guerre du Vietnam part de Californie, car c’est de là que les jeunes appelés s’envolent pour le front dans la jungle, mais aussi parce qu’entre les images de guerre à la télévision et le surf qui inonde les plages, le choix de la jeunesse est clair. La Californie a été le terreau de la contre-culture hippie des 60’s/70’s avec le surf qui a semé la graine. Et donc le surf de s’être lui-même développé comme une contre-culture de la fin des 60’s jusqu’au début des 80’s, période à laquelle l’utopie de cette époque se fait peu à peu rattraper par la réalité: les méfaits de la drogue (dure) d’un côté et les dérives d’un business, au départ libertaire pour devenir bel et bien libéral. Mais ce n’est que la logique générale de l’histoire occidentale allant de cette époque à aujourd’hui. Difficile d’incriminer le surf de cela, d’autant que sur le plan écologique il a été plutôt précurseur à éveiller les consciences. Et c’est sans doute là où désormais il reprend sa singularité et sa résistance, dans le lien qu’il instaure avec l’océan à terme plus fort, plus révélateur de sens nouveau que celui qui lie les surfeurs d’aujourd’hui à leur «consommation» du surf. C’est mon pari…
Comment les vagues peuvent-elles nous aider à penser l’après Covid 19 ?
Cette pandémie de la Covid 19 est le parfait exemple en surf de la vague qu’on n’a pas vu venir et qu’on a tous pris sur la figure. Un classique en surf. Quand la vague tombe, tout le monde est envoyé au fond et chacun «pousse les murs» en retenant son souffle tout en préservant son énergie pour tenir. Puis quand on remonte à la surface, il y a souvent la succession des vagues suivantes… De toute façon, on ne peut que subir le flux en essayant de garder la tête hors de l’eau. Puis on s’aperçoit que la série a totalement transformé le plan d’eau. Tout le monde est déboussolé et quand on repart surfer, on appréhende les vagues forcément différemment.
Historiquement on peut entendre cette vague du coronavirus comme la troisième vague de ce 21ème siècle, surprenant tout le monde et nous révélant effectivement et tragiquement cette dimension du mouvement de notre époque, après la vague du 11 septembre 2001 et celle de la crise de 2008. A chaque fois des événements majeurs qui reflètent un monde maillé d’ondes, comme autant de houles qui circulent dans les océans avec le déferlement soudain de vagues scélérates. La chute hallucinante du World Trade Center a résulté d’un attentat préparé aux confins des montagnes afghanes grâce au détournement des technologies de la mondialisation et de celui du principe constitutionnel de liberté régnant sur le territoire américain. Le barrage sécuritaire fut l’inévitable réponse. L’Amérique a perdu le partage de sa liberté, elle ne s’en remet toujours pas.
L’effondrement des subprimes dû à la spéculation cupide sur des emprunts insolvables a révélé cette capacité des flux financiers permanents à virtualiser l’argent dans sa mobilité. Cela a craqué, non sans conséquences sociales, mais les flux financiers sont repartis de plus belle. Un cyclone qui s’abat n’empêche pas la chaîne océano-atmosphérique de se perpétuer.
La pandémie du coronavirus sonne comme le piège d’une mondialisation ayant absorbé les territoires dans la rentabilité et l’immédiateté de ses flux productifs croissants. Soudainement elle casse l’accélération du temps et plonge le monde dans le désarroi d’un autre rythme à prendre qui éveille à un autre sens aussi. La réponse du confinement face à la mort engendre son flot de conséquences incommensurables, renforçant l’incertitude de toute projection. Le virus imprévisible nous contraint à un mode de vie qui ne peut plus être seulement libre mais aussi adapté, et donc opportun, en fonction des vagues de sa propagation comme de celles des situations engendrées. On est bien dans le mouvement à entendre, du reste les médecins comme les politiques n’ont eu que le mot «vague» à la bouche.
A noter que chacune de ces trois vagues est emblématique de son champ historique: politique pour l’attentat du World Trade Center, économique pour les subprimes, biologique et sanitaire, donc écologique, pour la Covid 19.
Trois vagues sur la figure par surprise qui nous somment, dans leur domaine, d’apprendre à voir venir pour mieux composer avec ce qui s’ensuit. Penser l’après Covid 19, c’est penser et agir avec l’incertitude des éléments multiples qui composent le monde dans son mouvement, sachant que nombre d’éléments sont entre nos mains. Mais bien plus que de présumer de l’action de ces éléments (en bien ou en mal), c’est observer comment ils s’agencent dans le mouvement qu’ils expriment, à chaque fois différemment. Comme cela qu’on apprendra à composer où on va, en voyant venir.
Par exemple, c’est intéressant de voir que cette même mobilité de l’argent dans les flux financiers ayant engendré la crise des subprimes, s’avère être désormais ce qui permet à des états de débloquer de l’argent à hauteur d’enjeu, pour faire face à la récession due à la pandémie. Ce qui fait sauter à terme bien des dogmes des politiques d’austérité assez ravageuses, au nom de dettes publiques désormais concevables dans leur étalement par un rythme de régénération de l’argent en mouvement. Reste bien sûr comment politiquement l’argent est dépensé, dans sa probité et son équité sociales, son efficacité entrepreneuriale, son utilité écologique… mais le mouvement a du bon dès lors qu’on en intègre les préceptes à bon escient. Un état aujourd’hui peut en fait «surfer» avec sa dette, ce qui en soi, avec de «judicieux surfeurs» aux manettes, pourrait changer la face du monde en transition… Egalement cette pandémie a montré comment le mouvement des données scientifiques dans un partage mondial immédiat des connaissances a été une parade à l’imprévisible. Un monde en flux n’est pas un problème si on l’appréhende bien, à juste titre.
Il faudrait donc «surfer» les flux financiers, les flux d’informations ? Ça veut dire quoi, concrètement ? Comment faire en sorte que les dirigeants soient de «judicieux surfeurs» et pas des opportunistes agissant souvent pour leurs intérêts propres ? A l’échelle individuelle, peut-on aussi «surfer» ces flux ? Concrètement, cela ressemblerait à quoi ?
Concrètement ? C’est à chaque technicien d’y répondre. Chacun a l’expérience et la technique de son domaine, de son territoire. Mais pour le dire autrement, dans un flux, une donnée ne vaut non pas pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle compose avec le mouvement qui l’intègre et qu’elle intègre. Le surfeur intègre la vague qui lui ouvre sa trajectoire tout autant que lui-même compose la sienne avec elle. Il ne sait pas où il va, où la vague le mène, mais la justesse de sa composition avec ce qui l’emporte aboutit ou pas à sa réjouissance de glisse. Qu’est-ce qui réjouit un homme politique ? Souvent des calculs opportunistes pour arriver à ses fins. Ça ne dure pas. Une exigence d’équité du bien commun devient alors la vague qui l’emporte. Donc mieux vaut qu’il la surfe en délaissant ses fins pour être à la hauteur de ce avec quoi il s’engage, en l’occurrence la composition du bien commun dans ce qui fait la situation du moment. Il faut être un bon pilote, un bon marin pour saisir «judicieusement» les mouvements de situation. Les hommes d’histoire sont souvent des hommes de situation, mais rarement de bons surfeurs, car passée la vague qui les a portés, ils passent à côté de ce qui les emporte en devenant parfois tragiquement autoritaires ou même dictatoriaux. Le pouvoir ne rend pas humble, le surf oui.
A l’échelle individuelle, rien ne vaut l’amour pour expérimenter un flux ! Une vague qui submerge et autant d’amours que de vagues ! Pas deux pareils. Ça matche, ça fusionne. Ça glisse, ça heurte… Mais c’est bien chaque fois l’un et l’autre en mouvement avec les éléments d’une composition commune. L’amour de l’autre pour nourrir mon besoin, mon élan d’amour, on sait cela. Et aussi des élans qui s’affolent ou s’éteignent par manque de proportions dans la réciprocité. Mais l’amour n’est jamais un jeu à parts égales. Une vague est toujours plus puissante que celui qui la surfe. L’autre m’attire, m’envoûte, m’indiffère, m’énerve, m’agace, etc… toujours bien plus que j’ai à en attendre de lui. Mais ce qui compte, ce n’est pas cette disproportion, mais la conjonction des flux mutuels, nourris de la porosité de l’intimité et de la sinuosité des soubresauts. Un flux est toujours fait de porosité et de sinuosité. Il n’est jamais tendu ou du moins il a tout pour se détendre, car ci-gît toujours sous-jacent un autre flux qui fait mouvement avec lui. Et là une chose est sûre, l’amour n’a pas de place pour l’argumentation et ce qu’elle entraîne comme blocage de positions, sinon ce n’en est plus. En amour, comme en surf, il n’y a pas de position qui tienne. Il n’y a pas deux vagues du jour pareilles. Aimer, c’est toujours l’ajustement du jour. Comme en surf, c’est la vague qui décide et donc là où je me (dé)place pour mieux la recevoir. A partir de là on peut parler d’amour sans fin… ou d’un véritable amour qui n’a pas de fin, ni pour l’un, ni pour l’autre. Il fait la vie. Il n’y a pas de vie sans amour (réel ou imaginaire), comme il n’y a pas de surfeurs sans vagues (réelles ou imaginaires). Mais il y a de l’amour sans vie comme il y a des vagues sans surfeurs et c’est le reflet qu’on est passé à côté. Un vrai surfeur aime la vie, un amoureux de la vie «surfe» !
Vous proposez de vivre selon l’adage «Frugalité, oisiveté, gratuité». Concrètement, ça veut dire quoi ? Pourquoi est-ce inspiré par le surf ? «Liberté, égalité, fraternité», est-ce désuet ?
Ce n’est pas moi qui l’ai inventé, à bien des égards il a été l’adage efficient de nombreuses sociétés autochtones ayant su perdurer des millénaires dans une composition avec leur environnement. La frugalité a pour corollaire l’ingéniosité, donc est inventive, mais surtout elle est la reconnaissance qu’il n’y a d’abondance des choses qu’en leur accordant le rythme de leur renouvellement. Les tabous, outre leur symbolique de structuration sociale, sont souvent dans ces sociétés le reflet de cet entendement régulant l’exploitation des choses pourvoyant à la vie commune, notamment celle de la nutrition.
L’oisiveté résulte indirectement de cette régulation. L’équilibre obtenu par cette frugalité ingénieuse maintient l’activité dans une forme de tempérance entre l’activité nécessaire à la subsistance et celle récréative. L’oisiveté n’est pas de l’inactivité, mais elle donne à l’activité sa liberté du moment pour quelque chose d’autre que nécessaire et qui réjouit et tisse. Les Hawaïens avaient instauré une période oisive, le Makahiki, allant d’octobre à février, où la société vaquait à ses plaisirs, les concours, les sports, le surf, la danse, l’amour…
Quant à la gratuité, c’est tout simplement entendre que le monde n’est pas la propriété de l’homme mais juste que ce dernier en fait partie. C’est la constitution de l’échange-don (le monde me donne, je donne en retour), matrice écologique et sociale de ces sociétés. Pour les Hawaiiens, la vague se surfe mais impose le respect. Evidemment de nos jours la gratuité, en ce sens, ne peut qu’apparaître incongrue, irréaliste dans une société moderne, capitaliste et mondialisée, régie par le principe même de propriété. Le capitalisme s’instaure avec la propriété. Il efface l’échange-don dans sa forme initiale (quelles que soient ses actions de générosité possible), en prenant acte de la propriété et en développant un échange d’intérêt économique de propriété à propriété.
Aujourd’hui même l’Etat se conçoit comme propriétaire du bien commun avec des politiques publiques devenues des politiques économiques, d’austérité ou d’investissement. S’il y a de la gratuité quelque part, il faut qu’il y ait du rendement ailleurs, logique d’intérêt de tout propriétaire.
Malgré tout, on voit bien que cette logique craque un peu de partout et le débat d’une gratuité des choses, des services pour plus d’égalité à leur accessibilité et de meilleures retombées écologiques (un bien gratuit partagé est moins impactant que ce même bien démultiplié en propriété individuelle) refait surface.
Par ailleurs, comme l’adage républicain, «mon» adage est un adage à trois mots qui se combinent ensemble, faisant face à une société dont l’abondance des ressources naturelles s’est renversée, dont la suractivité productive n’aboutit régulièrement qu’à du chômage de masse et dont l’incertitude face à l’acquisition de biens faisant ma dixit liberté devient générale. Un adage dont l’efficience à se mettre en place par autant d’idéalisme que de pragmatisme, viendrait justement renforcer l’adage républicain, loin d’être désuet. Mais celui-ci est comme dévitalisé par une combinaison de ces trois mots, «liberté, égalité, fraternité», ne pouvant que tourner à vide, dans la logique générale actuelle. La liberté n’est devenue qu’une propriété d’intérêts économiques et corporatistes ou individuels, égalité et fraternité n’ayant plus les effets compensatoires espérés, malgré les prometteuses paroles politiques.
Il faut renforcer l’adage républicain par le bricolage d’autres adages qui fassent corps avec la situation du moment. «Frugalité, oisiveté, gratuité» est ce qui ré(rais)sonne dans la tête de pas mal de gens, du moins dans la mienne, ma tête de surfeur. Les Polynésiens/Hawaiiens en ont fait un bel usage en inventant, du coup, le surf, qui est une activité d’aucun intérêt nécessaire, instaurant un échange-don avec la vague lui-même structurant leur société. Une activité frugale (une planche), oisive (la vague est une attente, un rêve, une contemplation avant d’être un défi, un engagement…), gratuite (l’océan n’appartient à personne).
Mais aujourd’hui le surf n’est qu’un bien de consommation parmi d’autres dans la liberté d’acquisition de chacun (planches, combinaisons, surfwear, écoles de surf, voyages, compétitions, médias, surfcamps, vagues artificielles…). Cependant entre les Polynésiens et l’utopie de sa contre-culture réfractaire des 70’s, il a quelques repères dans son sac. A lui d’en faire un bon usage, dans le monde en transition d’aujourd’hui. «If you don’t need it, don’t buy it», lance Patagonia et avec cela, la marque fait un milliard de dollars, sur la demande de ses produits conçus durables. La preuve qu’il y a quelque chose dans l’air… même si Patagonia n’est pas gratuit, mais peut finir cependant comme un produit «inusable» qu’on donne.
Mon adage est un adage visant à sortir l’échange de son seul maillage économique, par le tissage d’une combinaison écologique et forcément sociale nous portant à nous vivre, à nous ressentir plus opportuns (moins intéressés, moins opportunistes) face aux évolutions incertaines du moment. Cela quelle que soit l’échelle, moi dans ma petite vie ou en société avec les autres. A quoi cela ressemblerait concrètement ? C’est toute l’inventivité humaine et moderne à mener, à trouver…. Le concept et la pratique de la permaculture est une niche, un rhizome d’une grande richesse. Par ailleurs, nombre d’expériences alternatives effectives ont déjà valeur de tentatives et d’exemples dans des domaines divers, à condition qu’elles ne soient pas guidées par des réactions de repli vouées à l’impasse.
Quels sont les moments forts de votre vie qui ont abouti à cette réflexion du mouvement ?
Bien sûr mon voyage seul à 18 ans que je raconte un peu dans le livre. La majorité venait de passer à cet âge et mon choix après le bac était clair: voyager, partir à l’aventure avec le surf en point de mire. J’étais alors à Tahiti chez mon frère et je cherchais à embarquer comme équipier sur un bateau pouvant me mener vers l’Australie, pays du surf. Puis un jour un capitaine m’accosta pour une place à bord. Direction opposée, l’Amérique. J’ai oublié le surf et suis parti complétement à l’aventure. A partir de là, j’ai laissé la rencontre du jour décider de ma destination, ne dépensant mon petit pécule que pour manger. Les circonstances, rebondissantes, chanceuses et donc bienheureuses, furent mon véhicule de voyage. C’est devenu un jeu entre moi et ce qui m’arrivait et me déplaçait. Cela a duré deux ans. Un voyage frugal (sac à dos, nuit à la belle étoile), oisif (attente et pérégrination du stop) mais aussi actif (jobs, vie en mer) et gratuit (hospitalité).
J’ai vécu l’hospitalité des plus pauvres au Mexique m’accueillant comme un des leurs. Je me suis retrouvé sans rien à St Pierre et Miquelon pour finalement naviguer jusqu’aux Antilles. Le Pacifique et l’Atlantique m’ont révélé toutes les facettes de leur puissance océane. Et j’ai fini en auto-stop à bon port à l’entrée de mon village à quinze jours de mes 20 ans. Les 70’s étaient aux voyages roots, mais ma démarche d’être en mouvement avec le mouvement de mon voyage sans savoir où j’allais, porté par ce qui m’arrivait, était assez radicale. A plus d’un titre j’aurais pu craquer ou un coup du mauvais sort pouvant tout faire tout flancher. J’ai tenu et c’est passé. A mon retour je n’en ai pas fait un livre récit, ni ne l’ai beaucoup raconté. En secret, je l’ai mûri toute ma vie. Avec le surf en guise de gâteau c’est devenu un objet de réflexion du mouvement. L’autre moment fort, c’est ma rencontre avec Deleuze qui m’a poussé à la tâche (L’entente du mouvement, paru en 1995) avec une reconnaissance dont je comprends aujourd’hui l’enjeu inédit qu’il percevait, qu’il y mettait. Seulement, il faut être à la hauteur de l’estime et la vie ne manque pas d’autres moments forts, autant à contrecourant que pourvoyeurs d’éléments. Mais à tout le moins, pour moi cette pensée du mouvement issue de tout cela est belle. Elle me porte tout autant que j’essaie de la porter, de me l’appliquer, de créer avec elle. Mais ce n’est qu’une pensée, qui reste joueuse, même si soucieuse comme toute pensée sincère et sérieuse.
Mai 2020
Propos recueillis par Manon Meyer-Hilfiger